Disposant de données fragmentaires sur ma famille, dont plusieurs membres avaient été enseignants à l'Alliance Israélite Universelle (AIU), j'ai entrepris d'explorer les archives et la bibliothèque de cette institution, afin de recouper et approfondir ces informations. Les vies d'enseignants d'Elie et Rachel Carmona, Moïse Bassat et Esther Carmona, ainsi que quelques autres se dévoilent dans les milliers de pages de correspondance. A travers eux, c'est tout un monde à cheval sur la Méditerranée orientale, des Balkans à l'Egypte avec quelques incursions au Maghreb, dont les bouleversements sont décrits par ces témoins de qualité, instruits, parlant plusieurs langues, écrivains ou journalistes pour certains d'entre eux, au contact des notables et des communautés et tenus d'entretenir avec Paris une correspondance abondante.
Cette recherche ne m'a pas apporté de "révélation" généalogique (je n'y ai retrouvé que des personnes déjà identifiées et dont les liens de parenté étaient bien établis), mais elle m'a permis de retrouver des personnalités - et elles étaient fortes, y compris dans leurs défauts. Sur l'oeuvre de l'AILJ, de bons ouvrages ont déjà été écrits, notamment par Aron Rodrigue1, qui dit l'essentiel de son action en peu de pages et en citant de nombreuses correspondances. Mes notes personnelles incarnent en Elie Carmona, Moïse Bassat et d'autres une thématique déjà évoquée dans cet ouvrage.
De quelques Carmona
Le plus connu des Carmona est Behor Isaac (1775-1826), fréquemment cité dans les ouvrages sur les Juifs dans l'Empire ottoman. La sociologue Annie Benveniste résume bien le rôle qu'il jouait à Istanbul et le tournant que signifia son assassinat: "L'abolition du corps des janissaires, connue dans l'histoire comme l'entrée de l'Empire ottoman dans une ère de progrès et de libéralisme, eut des conséquences plutôt funestes sur la communauté juive. Elle coïncida avec un épisode tragique qui atteignit la tête de la communauté en la personne de Behor Isaac Carmona, son nasi (chef), un des principaux collecteurs d'impôts de l'Empire. Il fut exécuté sur ordre du Sultan et sa fortune fut confisquée. L'épisode de sa mort et les événements qui l'ont précédée marquèrent la chute des banquiers juifs."2 Bien entendu, cet assassinat permit d'effacer les dettes contractées envers lui par plusieurs vizirs et provoqua un krach financier dont les répercussions se firent sentir, via Amsterdam, jusqu'en Palestine.
Avant lui, le premier Carmona identifié est Salomon, compagnon de route du faux messie Sabbataï Zevi en 1665 à Smyrne et lui-même illuminé - il prétend avoir vu le prophète Eiie. Après la conversion de Sabbataï à l'Islam, qui traumatisera durablement la diaspora, on ne trouve plus trace de Salomon. Un peu plus tard, Moïse (Mosché) Carmona a dû naître vers 1720 à Istanbul. Marchand puis banquier, il obtient du ministre des finances le monopole de la vente de l'alun (un fixateur essentiel pour la coloration des tissus), dont il tirera le surnom de "Chapchi", transmis à ses descendants. Agé de 80 ans, il devient même conseiller du Sultan Selim III (1789-1807), ce qui permet de déduire sa date approximative de naissance. Il n'a qu'un fils, Elie (les prénoms se transmettent en principe de grand-père à petit-fils ; nous retrouverons deux autres Elie), mort avant son père en laissant deux enfants, Behor Isaac (voir ci-dessus) et Hizkia. Behor trouve auprès du Sultan Selim la même influence que son grand-père Mosché. Lors de son assassinat, Hizkia s'échappe astucieusement. Son petit-fils sera un autre Elie - contemporain de notre grand-oncle instituteur-, Eliya Carmona (1869-1931), homme de lettres et journaliste, notamment au "Tiempo", fondé par Haïm Carmona et dont Isaac Carmona est un moment le gérant (liens de parenté invérifiables), ainsi qu'au "Jugueton". J'attends avec impatience de pouvoir lire la thèse qui lui a été consacrée par un universitaire américain3. Un Isaac Carmona fonde "El Misraïm" au Caire en 1904.
Behor Isaac Carmona et ses descendants
Pour revenir à Behor Isaac, son assassinat et la confiscation de ses biens plongent sa famille (9 enfants) dans la ruine. L'aîné est, selon les sources, Elie (1804-1853) ou Haïm (mort en 1882 au Caire). Celui-ci parvient à faire intervenir le gouvernement anglais auprès du Sultan Abdul Mejid (1839-1861), qui accorde une pension viagère aux enfants survivants. Un frère, David, devient sénateur à vie à Istanbul en 1869. Elie et David fondent une banque avec l'indemnité gouvernementale, non sans vicissitudes qui conduisent notamment Elie à Larissa, où il meurt, laissant un garçon (Haïm, 1830-1896) et trois filles. Haïm aura 16 enfants avec deux épouses successives: 11 enfants avec Rachel Faraggi (rencontrée à Larissa ; un Faraggi y est Président du comité local de l'AlU en 1866), morte en 1886, et 5 enfants avec Thamar Amar, qui lui survivra jusqu'en 1904. Haïm est membre du comité local de l'AIU à Salonique en 1879. Son fils aîné, Elie Carmona (1859-1932), est le personnage principal de cette étude, conjointement avec Rachel Lévy, son épouse (1865-1948). Ils firent ensemble toute leur carrière au service de l'Alliance. Parmi ses frères et soeurs, Albert (1889-1955), un des dernier-nés (fils de Thamar), était mon grand-père. A la différence d'Albert, qui fit carrière dans les assurances, plusieurs autres frères et surtout soeurs furent liés à l'Alliance, soit quelques années, telles Renée (1879- ?) et Jeanne (1896-1992), qui démissionnèrent après leur mariage dans les années 1920, soit durablement comme Lucie (morte en 1917), à travers son mari Moïse Bassat (1860-1942), autre instituteur loquace, qui sera déporté à Auschwitz à 82 ans, et Esther (1877-1950 ?), dont toute la carrière fut conjointe avec celle de Moïse Bassat, son beau-frère. La génération suivante ne suit pas durablement ces traces. Le fils d'Elie et Rachel Carmona, Victor-Edouard fait ses études secondaires dans l'enseignement public français. Quant à Carola, leur fille, ils ne semblent envisager pour elle que le mariage. Des deux enfants de Moïse et Lucie Bassat, l'aîné, Charles, né vers 1898, est admis à l'ENIO4 et commence à enseigner après la 1ère guerre mondiale, mais y renonce assez vite et émigre aux Etats-Unis. Le cadet, Victor, né en 1910, fréquente l'enseignement secondaire public français, comme Victor-Edouard Carmona. Aucun membre de la famille, à partir des années 1920 n'enseigne plus à l'Alliance.
Une correspondance très riche
De la recherche menée dans les Archives (principalement série E, correspondance des Directeurs d'écoles) se dégagent trois thèmes : l'Alliance et la famille, l'Alliance projet d'acculturation moderniste, l'instituteur témoin d'une Histoire agitée.
L'Alliance et la famille : l'Alliance est un employeur, un outil de promotion et un instrument d'échange
L'Alliance, c'est d'abord "son redoutable secrétaire général Jacques Bigart qui, de 1892 à 1934, assura la conduite des affaires courantes". C'est à lui qu'écrivent les instituteurs, plusieurs fois par mois, des courriers souvent interminables, qu'il lit et annote, et auxquels il répond, de manière généralement lapidaire. C'est à lui aussi qu'ils rendent visite, lors de leurs passages à Paris, qu'ils connaissent pour y avoir étudié à l'ENIO et où ils gardent des attaches. C'est à lui encore que, même à la retraite, ils continuent de s'adresser pour commander des livres, faire verser de l'argent à tel membre de leur famille ou réanimer un comité local de l'Alliance (Moïse Bassat à New York en 1927). A la fois respectueux et familiers, les instituteurs se livrent avec la maison mère, ou plutôt avec le "père" Bigart, à une âpre et permanente négociation. S'exerçant au sein d'une organisation privée et pétrie d'esprit maison, elle porte principalement sur les salaires, les conditions de travail et les affectations, sur la "sécurité sociale" (c'est l'Alliance qui rembourse, toujours après négociation, les frais médicaux, notamment les maladies professionnelles que sont les problèmes oculaires), mais aussi sur l'accueil des jeunes frères, soeurs ou enfants à l'ENIO. Le ton est généralement, et très tôt dans la carrière, celui de la récrimination ; avec l'âge il tourne parfois à l'aigre. Même si l'exercice ne leur est pas propre, Elie et Rachel Carmona y consacrent une part substantielle de leur correspondance. La réponse est sans tendresse, parfois brutale ("les écoles où vous avez exercé ont presque toujours périclité sous votre direction et jamais progressé"5 est-il répondu à Rachel en 1906, après plus de 20 ans de carrière). L'Alliance est aussi, bien sûr, un instrument de promotion. Même s'ils se plaignent de la maigreur de leurs traitements, surtout comparés aux revenus des commerçants, les instituteurs sont, dans ce monde comme dans celui de leurs collègues français de la lllème République, des notables. Elie Carmona manifeste en maintes occasions une mentalité élitiste, qui d'ailleurs lui est reprochée6 quand elle le conduit à vouloir fuir le sort de ses malheureux coreligionnaires en proie à l'insécurité. On peut supposer qu'Elie Carmona, descendant d'une famille puissante et riche deux générations avant lui, ne supportait pas toujours avec sérénité d'avoir dû très jeune s'engager dans cette carrière pour gagner sa vie et soulager son père.
Instrument de promotion aussi pour ses élèves, bien entendu, l'Alliance a apparemment joué ce rôle pour David Forte, l'aîné de mes grands-oncles, qui avait dû interrompre très tôt ses études pour travailler, tant la famille était pauvre. En 1902, il écrit du Caire à l'AIU pour demander son entremise auprès de Félix Suarès - personnage très puissant en Egypte. En effet, après avoir étudié dans une ferme-école de l'Alliance (celle-ci créa systématiquement un enseignement professionnel en plus de l'enseignement général, avec l'objectif de diversifier les compétences des Juifs), il a été engagé dans un domaine égyptien, mais fut victime au bout d'un an d'un licenciement collectif à connotations antisémites.
L'Alliance joue enfin, de manière plus inattendue, un rôle de banque et de fournisseur de vente par correspondance apparemment gratuitement. Elie Carmona et Moïse Bassat l'utiliseront jusqu'à la fin de leur vie pour effectuer des virements entre eux ou au profit de leurs enfants. C'est elle également qui fournit les livres et dictionnaires qu'ils commandent et dont les frais sont imputés sur leurs émoluments ou leur pension de retraite.
C'est une étroite intimité entre la famille personnelle et la "famille-Alliance" que dépeint la correspondance. La règle du jeu est en somme revendiquée par l'Alliance7, qui estime avoir son mot à dire sur le mariage de ses instituteurs, et qui offre une prime pour le mariage d'Elie Carmona et Rachel. Ceux-ci ont donc beau jeu d'invoquer leur situation familiale à l'appui de leurs demandes et d'user de leur statut d'instituteur pour favoriser l'admission de leurs frères et soeurs ou enfants à l'Alliance. Leur situation est, il est vrai, bien souvent pathétique. Elie Carmona, à la mort de son père en 1896, se retrouve "père" de ses frères et soeurs. Il finance en 1897 le trousseau de noce de sa soeur Lucie, qui épouse Moïse Bassat. Il n'a de cesse ensuite que de placer le plus grand nombre possible de ses six jeunes frères et soeurs, Salvator (y est-il parvenu ? c'est peu probable), Jeanne, Renée, son fils Victor-Edouard. En 1906, il doit signer l'engagement décennal de sa jeune soeur Renée car, aux yeux de Bigart, il "remplace son père". Quant à Moïse Bassat, il va jusqu'au chantage à la "trahison" pour l'enseignement catholique pour faire admettre son fils Charles à l'ENIO en 1913. Quand celui-ci fait défection, il marque ses distances : "je ne suis nullement responsable de ses agissements", mais autorise le prélèvement sur sa pension du remboursement des études de son fils.
L'un et l'autre réclament fréquemment des nouvelles de ces adolescents en pension à Paris, ou même interviennent pour qu'ils soient bien soignés. Le plus audacieux d'entre eux est Victor-Edouard, le fils d'Elie Carmona, qui à l'âge de 13 ans, ayant atteint les limites de ce que peut lui offrir Choumla (Bulgarie) et voulant à tout prix continuer ses études à Paris - et pas à l'Alliance - se débrouille pour rencontrer le Prince de Bulgarie qui lui offre une bourse, l'Alliance assurant l'hébergement à l'institution Springer.
Après l'Ecole Normale, la solidarité familiale va jusqu'à des itinéraires conjoints, autant que possible, au sein du réseau de l'Alliance. Ainsi, Jeanne et Renée Carmona font tout pour enseigner aux côtés de leur grand frère Elie et surtout de leur belle-soeur Rachel, "une vraie mère", selon Renée. Quand Bigart refuse d'affecter Renée près du couple à Beyrouth et l'expédie à l'autre bout du monde (méditerranéen) - Mogador - à son grand désespoir, elle refuse le poste et - semble-t-il - se ferme définitivement les portes de l'Alliance. Quand Jeanne tombe malade dans son premier poste de Monastir, Esther vient la chercher, la ramène à Cavalla (Bulgarie), où elle enseigne un moment avant de se replier sur Salonique, où elle enseignera jusqu'à la fin de la guerre.
Mais le parcours le plus singulier est celui d'Esther. Elle commence très tôt à aider Rachel dans "l'oeuvre de nourriture" de Choumla. Elle rejoint, après ses premiers postes, sa soeur Lucie et son beau-frère Moïse Bassat, auprès desquels elle passe 10 ans à Cavalla. Ils fuient ensemble et après la mort de Lucie en 1917, Esther (qui ne s'est jamais mariée) vient la remplacer "pour s'occuper de son fils âgé de 8 ans". Elle finira sa vie au Caire, auprès d'un autre frère, Albert Carmona (mon grand-père). Elie n'est guère charitable à son égard quand, pour vanter la jeune Renée auprès de l'Alliance, il écrit : "Renée, c'est ainsi que se nomme ma soeur, a déjà plus de 14 ans ; elle est très intelligente, très vive et très douce de caractère ; elle est forte de constitution, élancée, gracieuse et même jolie ; elle ne me ressemble pas, elle ne ressemble pas surtout à ma soeur Esther qui est à votre service"6. La famille est aussi présente à travers les événements qui affectent la vie des instituteurs, mariages, naissances et deuils. Elie Carmona s'absente de son poste, chaque fois trop tard, pour se rendre au chevet de sa soeur Caroline morte en 1882, de sa mère morte en 1886 et, en 1896, de son père, qu'il avait d'abord accompagné sur le chemin de Vienne, où il se rendait pour une opération au nez dont il ne se réveilla pas. Rachel subit aussi le deuil de sa soeur puis de son père. Moïse Bassat perd sa soeur, elle aussi institutrice, en 1914, puis sa femme en 1917.
Enfin, la nécessité de marier Carola est invoquée par Elie et surtout Rachel Carmona, pour demander en fin de carrière des postes plus importants que Janina, Beyrouth et Jérusalem. De fait, elle épousera son oncle Raphaël Carmona en 1912, comme si le nomadisme accéléré qu'elle subit avec ses parents l'avait privée de toute possibilité de rencontre en dehors du cercle familial.
Enfin, la famille appartient au réseau de soutien à l'Alliance. A Alexandrie, mon arrière-arrière-grand-père maternel Giacomo Castro est adhérent de l'AIU dès 1876, puis président de la communauté en 1891, lorsqu'il organise une collecte pour les Juifs de Russie. A Cavalla, Raphaël Carmona, qui épousera sa nièce, fille d'Elie Carmona, est un membre fidèle et généreux du comité local. Enfin, Albert Carmona figure, pour une coquette somme, dans une liste de souscription organisée à Cavalla en 1922 par Moïse Bassat, son beau-frère, pour les Israélites (dans une autre lettre, ce sont "les affamés") de Russie.
L'Alliance projet d'acculturation
moderniste :
l'instituteur au service de l'Alliance épouse son projet
civilisateur
II est inutile de s'étendre longuement sur le sujet, largement traité dans l'ouvrage de A. Rodrigue, mais on soulignera le ton très vif employé par ces "hussards noirs" israélites pour dépeindre leur combat émancipateur contre l'obscurantisme, non sans condescendance à l'égard des populations concernées. Ainsi Rachel, à Roustchouk (Ruse, Bulgarie) en 1885, évoque "la populace orientale oisive et ignorante, toujours prête à faire le mal. Il faut vivre quelques mois en Turquie pour se faire une triste idée de ce pays qui renferme encore tant d'ignorance. Si un Européen assistait ce matin à la scène qui s'est passée à l'Ecole, certainement il se serait cru dans une ville sauvage de l'Afrique"9. Première cible : les rabbins ignares. Ainsi, Elie Carmona, à Damas en 1892, brocarde les rabbins de Talmud Tora qui passent plus de temps à la recherche de leurs élèves et à faire rentrer les contributions qu'à dispenser un enseignement d'ailleurs lamentable. "C'est à peine s'ils comprennent les écrits saints qu'ils sont chargés d'enseigner à leurs élèves". Moïse Bassat, arrivant à Cavalla en 1906 : "Quant à l'éducation des enfants, elle est bien mauvaise, les élèves ayant toujours été entre les mains des rabbins. Aussi, pour commencer, j'ai prié le Comité scolaire de me débarrasser avant tout du seul rabbin que j'ai trouvé à l'école en y arrivant."11 Mais dès lors qu'ils sont dans leur rôle de protecteurs de l'école sans interférer avec la pédagogie, les rabbins sont bienvenus, notamment pour faire régner l'ordre dans les communautés agitées.
Concurrence aussi avec les autres écoles, juives ou non. La Palestine à l'ère du sionisme est ainsi un bouillonnement de rivalités scolaires et politiques, qu'on retrouve à un moindre degré de passion dans les Balkans. Les choix linguistiques, qui se superposent aux clivages communautaires, constituent des enjeux politiques majeurs. L'Alliance s'oppose notamment au Hilfsverein allemand. Elie Carmona s'inquiète de la pénétration culturelle italienne en Epire. L'Alliance, tout en privilégiant le français, entretient le mythe de la neutralité qu'entretiendrait la langue des Lumières. Elie Carmona, jeune débutant, se fait ainsi tancer pour avoir proposé, plein d'enthousiasme, un ouvrage en ladino, langue que l'Alliance ne souhaite pas encourager. A l'inverse, son fils et son frère éprouvent des difficultés à entrer à l'Alliance, du fait de leur faiblesse en hébreu. Mais il arrive aussi que les instituteurs soient en difficulté dans des pays dont ils ne connaissent pas la langue vernaculaire, la seule que parle la masse des élèves, comme à Janina, où Elie Carmona communique par gestes avec ses élèves qui ne parlent que grec et Rachel ne peut enseigner que le français.
Le rôle de l'instituteur de l'Alliance est aussi de servir de levain social. A côté de l'école, il fonde aussi une oeuvre de bienfaisance ou de nourriture, un atelier de couture pour les filles, d'artisanat pour les garçons. Il chaperonne un club de lecture pour les anciens élèves. Il houspille les éléments les plus riches de la communauté pour qu'ils contribuent à financer l'école au-delà de ce que justifierait la seule scolarité de leurs enfants. Il quadrille la communauté en temps d'épidémies comme de disette, pour veiller à un respect aussi poussé que possible de l'hygiène préventive et à un partage solidaire des ressources, y compris avec les Juifs réfugiés (notamment russes et yéménites), au profit desquels sont organisées de fréquentes collectes.
On ne résume pas la complexité de ces communautés ébranlées par les crises balkaniques et la désagrégation de l'Empire ottoman. La communauté juive n'est certes pas une société sans classes et la synagogue ne parvient pas toujours à réconcilier les différents clans - ainsi faut-il fermer l'école à Roustchouk à la suite de heurts violents. A Cavalla, quelques familles de producteurs et négociants en tabac dominent une communauté à majorité ouvrière. A Jérusalem, le sionisme conquérant ajoute une dose supplémentaire de tension dans une population particulièrement hétérogène. Ainsi ce portrait, que l'on doit à Albert Antébi, collègue d'Elie Carmona, d'un candidat aux élections dans la communauté exaltée de Jérusalem : "M. Sega/ est (...) une antithèse vivante, il est à la fois sioniste, socialiste, hébraïste, franc maçon, déiste, russe d'origine, anglais d'ancienne protection, français de naturalisation, turc par résidence et besoin, ougandiste par circonstance, sioniste Bâliste par conviction et internationaliste par sentiment. Et le Gymnase, son oeuvre, s'épice de cette salade russe et prend des élèves à l'Alliance. M. Carmona est affolé, M. Sega/ est mon ami". L'instituteur témoin d'une Histoire agitée : l'instituteur témoin et acteur d'une Histoire en plein bouleversement
L'instituteur est un notable exposé. Ce sont bien les instructions de l'Alliance. L'instituteur ne saurait se contenter d'éduquer les enfants, il doit aussi participer à la vie de la communauté et faire honneur à l'Alliance. Il y est en particulier contraint par la nécessité de gérer son budget en équilibre sans faire appel aux seuls financements de l'Alliance. Il lui faut donc agir auprès de la Communauté pour qu'elle finance aussi généreusement que possible l'Ecole, y compris les élèves pauvres qui ne paient pas d'écolage. Alors, il est exposé aux critiques, aux attaques, voire aux calomnies. Elie Carmona en aura son lot tout au long de sa carrière. A Roustchouk en 1885, des émeutes éclatent entre deux factions qui convoitent le contrôle de l'école ; à Tatar-Bazardjik en 1889, la belle-fille du rabbin, amie de Rachel, le dénonce pour tentative de viol ; à Damas en 1892-94, il s'en prend au représentant du baron de Rothschild qui obtiendra sa mutation ; en 1897, Bigart annote un de ses courriers : "Carmona travaille à se rendre impossible à Choumla" ; en revanche il a droit aux - rares -félicitations de Bigart pour avoir réussi, à Beyrouth en 1910, à secouer l'indifférence de la communauté. Moïse Bassat découvre lui aussi que ses ennuis à Cavalla (voir ci-dessous) sont dus à l'hostilité de notables.
Le directeur d'école est aussi un observateur intéressé de la vie économique et sociale, car l'école est une entreprise qu'affecte directement la conjoncture. On découvre ainsi la prospérité de Cavalla avant les guerres balkaniques, fondée sur le tabac. Quand le prix du tabac monte, les élèves, dont les bras sont jugés plus nécessaires que les cerveaux, manquent à l'assiduité et le comité propose de se passer du Directeur, devenu à ses yeux trop coûteux pour un effectif en réduction...
Autre facteur de difficulté : le casse-tête des "sujétions", qui s'accentue avec la montée des nationalismes balkaniques. De quelle nationalité était Elie Carmona ? turque ? espagnole ? Curieusement, il se dit grec en 1904 à Janina ("pour éviter des difficultés, j'ai dû cacher ma nationalité hellène et me suis fait passer comme ottoman"12) et refuse un professeur en raison de sa nationalité, car le gouverneur s'oppose à ce que des instituteurs étrangers exercent dans les écoles turques, grecques ou Israélites de la province. Quant à Moïse Bassat, il doit jouer à cache-cache, à Cavalla en 1909-1910, avec le vali (gouverneur) qui réclame son exclusion, car il est bulgare, donc suspect de subversion anti-ottomane. Après l'échec des démarches du grand rabbin Nahum, il propose tout simplement... de changer de "sujétion", gagne du temps, résiste à la menace de la force, est interdit de présence à l'école, revient à la veille de la première guerre balkanique, doit séparer dans la cour de récréation les Juifs grecs et turcs qui en viennent aux mains. La guerre qui éclate en août 1912 mettra fin provisoirement à ces difficultés, mais pour faire place à toutes sortes d'épreuves. Croyant bien faire, il accueille chaleureusement le prince Boris de Bulgarie, venu en conquérant débonnaire - celui-là même qui avait aidé son fils Victor-Edouard 15 ans plus tôt. Bigart lui fait reproche d'avoir "oublié que la Turquie a été d'une rare bonté pour les Israélites"'13. En 1913, c'est à un autre triomphateur, Constantin de Grèce, qu'il ménage un accueil enthousiaste, dont l'intéressé n'est pas dupe. L'occupation grecque est lourde de menaces, dont Salonique est déjà inquiète. Les années 1914-1916 sont dures, la présence à Cavalla d'une armée de 15000 hommes s'accompagnant d'incidents antisémites, de privations, de marché noir, d'inflation, d'épidémies. En septembre 1916, Moïse Bassat, sa femme et Rachel fuient Cavalla à bout de ressources pour l'île de Thassos, puis Drama, où Lucie meurt du typhus, et enfin Xanthia. Son fils Charles, nommé instituteur à Tétouan (Maroc) en pleine guerre, le rejoint en 1919, après 6 ans de séparation, sans avoir revu sa mère. Ni le père, ni le fils, ni Esther ne reprendront le service de l'Alliance après ces épreuves. Quant à Elie et Rachel Carmona, ils passent tant bien que mal la guerre à Salonique, où Elie travaille provisoirement pour une maison de commerce, demandant en vain à l'Alliance un poste sur place près de sa fille et de son fils sous les armes aux Dardanelles. C'est là qu'ils prendront leur retraite, partageant désormais leur vie entre Salonique et Paris.
Ce travail, mené dans un temps limité (quelques semaines), reste incomplet (survol plus que lecture dans certains cas, sélection des écoles plutôt que suivi exhaustif de carrière), même si des milliers de pages de correspondance ont été parcourues. J'ai rarement pu prendre le temps de déchiffrer les annotations griffonnées par le secrétaire général pour un(e) secrétaire habitué(e) à son écriture qui ensuite les tapait à la machine à destination de l'instituteur concerné, alors que ce dialogue permanent (et admirable, quand on imagine le nombre de courriers auquel Jacques Bigart répondait ainsi, fût-ce de manière lapidaire mais toujours avec précision) constitue un pilier de l'action de l'Alliance, outil remarquablement jacobin dans son fonctionnement - il n'est pas jusqu'aux dénominations de "comité central" et de "secrétaire général" pour ses dirigeants qui n'évoquent un certain centralisme ! D'autre part, j'ai dû me concentrer sur les séries "écoles" et laisser de côté les autres séries (Communautés notamment), faute de temps. Enfin, d'autres sources pourraient apporter d'utiles compléments d'information, tant sur le contexte historique que sur les personnages eux-mêmes. Certaines me sont inaccessibles (la presse en judéo-espagnol écrite en caractères rachi par exemple, certains auteurs comme Rozanès pour la même raison) ; d'autres indisponibles à la Bibliothèque de l'Alliance, notamment la presse en français de l'époque (par exemple "le Progrès de Salonique" ou "l'Aurore" d'Egypte) de même que les ouvrages écrits par Elie Carmona et Rachel Lévy. Désormais, Internet permet à ceux qui, en Europe, en Amérique et en Israël, s'intéressent à ce monde disparu, de remplir patiemment les trous de la mémoire en mettant en commun les fragments qu'ils détiennent de connaissance et de souvenirs. Merci aux lecteurs de cet article d'y contribuer, s'ils le peuvent.
Yves Carmona
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1. Rodrigue Aron : "De l'instruction à
l'émancipation". Paris, Calmann-Lévy, 1989.
2. Benveniste Annie : "Le Bosphore à la Roquette - La
communauté judéo espagnole de Paris (1914-1920)".
Paris, L'Harmattan, 1989, p.22- 3. Loewenthal Robyn K. : "Elia
Carmona's autobiography : Judeo-Spanish popular press and novel
publishing milieu in Constantinople, Ottoman empire, circa
1860-1932". 2 volumes, Thèse University of Nebraska-Lincoln,
1984.
4. Ecole Normale Israélite Orientale (école de
formation des enseignants de l'Alliance à Paris).
5. Archives AIU, Grèce III E, Janina.
6. Voir "De l'instruction à l'émancipation", op. cit.,
p.162-163.
7. Voir/b/d., p.64.
8. Archives AIU, Grèce III E, Janina.
9. Archives AIU, Bulgarie XVIIE, Roustchouk.
10.Archives AIU, Syrie XIV E, Damas.
11. Archives AIU, Bulgarie I E, Cavalla.