JOSEPH D. FARHI (1878-1945) Abraham Elmaleh |
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Dans
le domaine du commerce et de l'industrie, le nom de
Joseph D. Farhi était assez connu pour que
nous laissions à d'autres le soin d'en faire
l'histoire. Sa maison de commerce à Beyrouth
est connue. Mais le commerce même
apparaissait pour des hommes comme Farhi un
véritable service social. Farhi appartenait
à ces individualités d'exception qui
sont les réalisateurs, les
« moteurs du
monde ». Rares
sont les personnes qui savent faire marcher
fructueusement leurs propres affaires tout en
s'occupant des affaires publiques. Ce sont les
meilleures celles qui savent introduire l'esprit
pratique aussi bien dans leurs affaires
commerciales que dans les questions communales. On
ne dispense pas ses efforts quand on sait se
partager avec méthode et avec toutes les
ressources d'un coeur généreux. Son
intelligence pénétrante et rapide,
découvrait immédiatement tout ce
qu'il était possible de tirer d'une
affaire. Durant
les années que Joseph D. Farhi dirigea la
Maison de Commerce à Beyrouth et à
Manchester il s'acquitta de son devoir à la
grande satisfaction de ses supérieurs qui ne
manquaient jamais à l'occasion de le
désigner comme un modèle à
suivre. Il savait mener à bonne fin, de la
façon la plus utile, toute affaire qu'il
entreprenait et faisait honneur à n'importe
quel poste qu'on lui confiait. De
1903 à 1908, Joseph D. Farhi a fait du
commerce à Manchester, et de 1908 à
1914, il a travaillé pour son propre
compte. Ses
affaires prospérant de plus en plus et
devenu complètement indépendant , il
s'occupa activement des affaires de sa
communauté. Il avait su améliorer sa
situation au point de vue matériel, il
améliora aussi la situation morale de la
population israélite de Beyrouth avec cet
esprit réaliste, ce sens aigu des
nécessités et des possibilités
de l'heure, cette réelle hauteur de vues
dans les réalisations qui le
caractérisent. Pour
les besoins de son commerce, Joseph D. Farhi
s'était perfectionné dans la langue
anglaise qu'il parlait et écrivait aussi
facilement et aussi purement qu'un enfant
d'Albion. Appartenant
comme dit plus haut, à une noble famille
dont plusieurs membres ont fait honneur au
Judaïsme syrien et au Judaïsme tout
court. Joseph D. Farhi avait mis lui-même au
service de la Communauté Israélite de
Beyrouth sa compétence, son autorité,
son talent de parole, son érudition et son
dévouement. Ayant
reçu une éducation de premier ordre
et possédant une très vaste culture,
aimant les arts, la littérature, ami
sûr, conseiller précieux, partisan de
réformes pour la réorganisation de la
Communauté sur une base démocratique,
doté enfin d'un sens très
profond de ses devoirs, Joseph D. Farhi avait
toutes les vertus nécessaires pour
être chef. Après
la proclamation de la Constitution Ottomane en
1908, Joseph D. Farhi avait entrepris en
collaboration du feu le Dr. Kaisermann et de M.
Sémah, alors directeur de l'école de
l'Alliance à Beyrouth, la
réorganisation de la Communauté
Israélite de cette ville et pendant plus de
trente ans, il prenait une part très active
à toutes les affaires communales. En
1915, il fut élu président du
Conseil Communal. Grand
de taille, de forte corpulence, la tête
légèrement inclinée sur
l'épaule comme alourdie par les rêves
généreux qui ne l'abandonnaient
jamais, les yeux caressants et tout pleins de
séduction, Joseph D. Farhi était
secoué sans répit d'une passion
farouche de défense des
intérêts moraux et matériels de
sa Communauté. Il ne vivait que pour elle,
elle était son unique préoccupation,
il s'était donné à elle avec
acharnement; pour elle il sacrifiait ses
intérêts vitaux, il brisait des
amitiés précieuses et
puissantes. Comme
président de la communauté, il se
montra d'emblée égal à son
rôle dans toutes les tâches qu'il
s'imposait : mettre de la cohésion dans
la communauté, coordonner l'action de ses
collègues empressés de l'entourer de
leur collaboration affectueuse, développer
les institutions de culte, d'enseignement et de
charité. Il avait toujours
tâché de dissiper les fantômes
qui effrayaient ses collègues et les
empêchaient de voir avec toute la
lucidité d'esprit et de reconnaître en
eux le droit de solliciter du Gouvernement tous les
droits permettant à la Communauté
d'évoluer et de sentir le sang couler
à nouveau dans les veines atrophiées
par l'inaction. Dans
les discussions du Conseil Communal, de la
Béné Bérith ou de toute autre
réunion, les opinions de Joseph D. Farhi, si
claires et si solides étayées d'un
profond savoir, ne laissaient jamais d'influer sur
les décisions. Il était un lutteur
plein d'énergie et de
clairvoyance. Placé
par la Communauté Israélite de
Beyrouth à la présidence de son
Conseil Communal en 1915, il en était le
pilote averti depuis des années et il
était toujours réélu par
acclamations. Dans
les séances qu'il présidait avec tant
de charmante simplicité, ses interventions
qui s'inspiraient toujours d'un besoin
d'équilibre, de clarté, d'harmonie,
s'imposaient à tous, on seulement par
leur valeur et leur logique, mais surtout par la
compréhension sympathique et le ton cordial
qui les caractérisaient. Il dirigeait les
débats avec cette objectivité et
cette bonne humeur qui faisaient son
autorité et son charme. Aussi
tous les membres concevaient pour Joseph D. Farhi
une affection et une déférence qui
allaient en augmentant à mesure que son
action leur révélait davantage les
hautes qualités du chef, de l'homme, de
l'ami. Le
président du Conseil Communal de Beyrouth,
faisait partie de tous les groupements juifs de
mutualité et d'éducation et il s'y
dépensait sans compter. A tous il
fournissait généreusement son
temps. Personnalité
dirigeante qui se dévouait pour la
cause communale, Joseph D. Farhi apportait tout son
enthousiasme apport et une
activité inlassable aux oeuvres de la
communauté où on le voyait partout
prodiguer des conseils donnant son obole,
encourageant les petits et les grands par son
exemple et par sa présence et devenu vite,
grâce à son amabilité à
toute épreuve la providence des enfants, des
écoliers et des
déshérités du sort. Pour
illustrer en quelle estime le tenaient ses
collègues et quelle place il occupait dans
leurs coeurs, je reproduirai ici le
résumé d'une missive que les
organisations juives de Beyrouth lui avaient
adressée à l'occasion d'une
fête de famille célébrée
il y a quelques années dans cette
ville. Nous
sommes heureux &endash; y est dit dans cette
adresse de félicitations &endash; de vous
présenter nos sincères et
affectueuses félicitations à
l'occasion du mariage de Melle Farhi. Au nom de
toutes les oeuvres communales, nous vous
réitérons nos vifs remerciements pour
vos largesses. Vos libéralités
prouvent une fois de plus, le grand
intérêt que vous portez à nos
oeuvres. Vous êtes de ceux pour qui la joie
n'est complète que si la part des pauvres
est assurée. Vous éprouvez un
réel plaisir à donner et chaque fois
que l'occasion se présente, vous donnez
généreusement et spontanément.
Puisse votre exemple être suivi par les
autres, chacun selon sa situation et en rapport
avec ses moyens. Nous
saisissons cette occasion pour vous dire combien
nous apprécions votre dévouement et
votre activité inlassable. Vous êtes
l'animateur qui sait réveiller les apathies
et le constructeur dont la foi ardente n'a
reculé devant aucun obstacle. Vous avez
toujours travaillé en vue de relever la
communauté et de rehausser son prestige, et
grâce à votre énergie vous avez
pleinement réussi. Nul
ne peut nier que c'est grâce à vos
efforts et à ceux des collaborateurs que
vous avez entraînés à votre
suite, que notre communauté compte parmi
celles qui sont le mieux
organisées. Nous
rendons hommage à vos belles qualités
et vous prions de croire cher frère,
à notre reconnaissance et à notre
admiration. Nous
vous souhaitons longue et heureuse vie, bonne
santé et vigueur pour continuer à
être le chef et le guide de notre
communauté pour de nombreuses
années. Si
les organisations juives de Beyrouth ont voulu
donner à leur président ce
témoignage, c'est qu'elles
éprouvaient une réelle affection pour
celui qui était leur doyen
écouté, c'est qu'elles savaient de
quelle utilité seraient ses sages conseils.
Chacun admirait en Joseph Farhi les qualités
exceptionnelles de l'homme d'action, de
l'intellectuel, du savant. L'activité
habile et féconde que Joseph D. Farhi avait
déployée pendant de longues
années au sein de la Communauté de
Beyrouth qu'il présidait au cours de travaux
ardus et pénibles a laissé des traces
salutaires dans les affaires communales. Joseph D.
Farhi tenait toute sa science et toute son
expérience à la disposition de son
peuple et les consacrait au service des
intérêts de sa nation. Comme
président de la Communauté dont
il dirigeait les travaux avec activité,
énergie et autorité, Joseph D. Farhi
déployait une activité féconde
en déracinant les choses qui étaient
déplacées et donnant place aux
réformes concordant avec la marche du temps.
Dans le cadre des préoccupations
confessionnelles, il n'a jamais craint de faire
preuve d'indépendance et on lui doit des
initiatives les plus utiles qui ont rehaussé
le prestige du Judaïsme syrien. Il a su
toujours agir avec tact et énergie et
imposer ses vues grâce à sa logique
admirable et ses conseils pleins de bon
sens. Tous
les points du vaste programme de la
communauté l'intéressaient au
même degré et il s'y consacrait
intégralement avec la même vigilance,
les mêmes scrupules, la même
obstination : oeuvre scolaire,
conférences, cours d'hébreu, sports
et culture physique &endash; tout le
préoccupait non pour de vains
développements théoriques, mais en
réalité, en technicien soucieux de
dégager des directives nettes et de les
traduire en action pratique, en résultats
positifs. Toutes
les oeuvres de la Communauté
Israélite de Beyrouth le comptaient
naturellement parmi leurs bienfaiteurs. Mais
sa prédilection allait au comité des
écoles. On
reconnaissait chez cet excellent juif une âme
de chef. Il avait les conceptions claires et
fermes, la conscience et le courage des
responsabilités, le crâne
imperturbable, l'entraînant dynamisme,
au besoin, les patiences et les
diplomaties. Joseph
D. Farhi était, parmi les intellectuels de
sa génération le premier à
être jugé digne de participer à
l'activité communale et administrative. Il
s'acquitta de ses fonctions avec un plein
succès déployant d'exceptionnelles
qualités d'organisateur. Il
faudrait remonter à dix ou quinze
années, établir la parallèle
de ce qui était alors la Communauté
Israélite de Beyrouth et ce qu'elle est
maintenant, avoir vécu pas à pas les
étapes plusieurs fois douloureuses du
progrès pour se rendre compte de ce que les
Conseils communaux qui se sont
succédés pendant cette décade,
ont pu réaliser sous l'impulsion
enthousiaste, intelligente, généreuse
de Joseph D. Farhi et dont sont uniquement capables
de grandes et belles âmes comme la
sienne. Comme
chef, Joseph D. Farhi eut cependant à mener
une dure campagne contre les rétrogrades ou
les ignorants qui aiment agir arbitrairement et
sans critique ni contrôle. C'est de cette
manière qu'il se gagna quelques adversaires
qui non seulement le critiquaient durement mais
parfois le discréditaient. Lui se montrait
toujours impassible et n'abandonnant pas sa
persévérance. Mais
ces adversaires voyant le profit que Joseph D.
Farhi faisait apporter aux oeuvres communales et se
convainquant que sa conduite n'était
dictée que d'un esprit loyal et
désintéressé, finissaient par
l'aimer et le respecter. La
contrariété de ces adversaires
n'excluait pas l'amour et l'admiration qu'ils
éprouvaient pour cet homme qui, en Syrie et
en Palestine faisait figure, à juste titre,
de leader. Joseph
D. Farhi était toujours en rapports
constants et amicaux avec les autorités du
pays pour plaider la cause de ses coreligionnaires
et dans les réceptions officielles
c'était lui qui rehaussait le prestige de la
communauté. Il était aussi en
relations suivies avec toutes les administrations,
tous les chefs religieux, tous les
représentants des puissances
étrangères et le Haut Commissariat de
la Puissante mandataire. La parfaite estime qu'il
savait attirer dans tous les milieux où il
passait, faisait plus que maintes manifestations
bruyantes. Partout et toujours il était
apprécié et aimé. Bien peu
pouvaient présenter de tels titres à
la reconnaissance du Judaïsme et des chefs des
Communautés syriennes. L'ambition
qui l'animait c'était de servir partout et
toujours sans nul avantage personnel. Servir pour
la joie que donne à l'âme bien
née la perspective d'une noble tâche
accomplie sans défaillance, servir par la
parole, par la plume, par l'action. Joseph
D. Farhi a su toujours tendre aux
indifférents l'apport qui convient dans les
circonstances qui intéressent la
communauté, afin de les attirer à
faire cause commune, les appeler à l'oeuvre,
tels manoeuvriers conscients de leur devoir
juif. Joseph
D. Farhi mettait toute son âme dans les
oeuvres qu'il savait accomplir sagacement et
irréprochablement. Il était d'une
capacité sans bornes, un esprit sans fatigue
et d'une endurance sans fin. Quel
travail abondant, quel déploiement
d'activité féconde en si peu de
temps. Joseph D. Farhi avait une fièvre de
travail : travail actif au Conseil
Communal, à la Béné
Bérith, au Comité scolaire du Talmud
Torah, au Comité des écoles de
l'Alliance Israélite, à la Chambre de
Commerce et à la Municipalité de
Beyrouth, conférences publiques et
privées, rapports particuliers, discours aux
réceptions officielles, il se multipliait
à tout il suffisait à tout, en pleine
effervescence sans que rien le fatigue ni le
rebute. Malgré son labour il trouvait
toujours le temps de s'occuper de sciences et de
littérature et sa carrière
était faite d'activités riches en
qualités et en
variétés. Joseph
D. Farhi avait ceci de particulier qu'il unissait
en lui avec une intensité à la fois,
la sagesse du vieillard et l'ardeur de la jeunesse.
Il en imposait autant aux hommes mûrs qu'aux
jeunes par son courage, par la
fécondité de ses idées et
surtout par l'extraordinaire énergie et
opiniâtreté qu'il mettait à
l'accomplissement des oeuvres qu'il
entreprenait. Ce
serait amoindrir un rôle que de voir l'action
de Farhi là seulement où paraissait
son nom : maintes initiatives
attribuées à d'autres
émanaient en réalité de lui.
Nombreux sont ceux qui venaient lui demander
conseil, et le conseil qu'il donnait était
toujours suivi, car il était toujours
éclairé. En toutes ses occupations et
en toute occasion, il montrait un grand courage, il
s'intéressait à tout, demeurait
alerté d'esprit. Il serait impossible
d'énumérer les réformes qu'il
mena à bien, les oeuvres d'assistances qu'il
féconda de son initiative et de sa
ténacité. Joseph D. Farhi
était un grand réaliste et un grand
réalisateur. Travailler était
toujours son lot. Parmi
tous ceux qui ont oeuvré dès la
première heure pour le développement
de la Communauté Israélite de
Beyrouth, rares sont ceux qui peuvent invoquer
à leur actif un ensemble aussi
imposant de mérites. Son
loyalisme, son intelligence, sa hardiesse, son
esprit positif et réaliste ouvert à
toutes les initiatives hardies, son
caractère réalisateur, le charme de
sa personne, sa franchise et son énergie lui
ont assuré des sympathies durables en dehors
même de sa communauté. Lorsque
la loge Béné Bérith se fonda
à Beyrouth, Joseph D. Farhi s'affilia
à cette société. Pour lui
cette loge présentait comme un vaste champ
d'activité conforme à ses
idées. C'est dans cette loge qu'il
commença à développer toutes
ses précieuses aptitudes dont la Providence
l'a généreusement
doté. A
la loge Béné Bérith où
il était élu président en
1915, il apporta son concours inlassable à
son oeuvre. Ardent à la servir, il s'y
dévouait à tout propos et sous toutes
les formes ; ainsi, peu à peu, le
caractère se révélait, la
personnalité s'imposait, la figure du futur
chef s'esquissait. Joseph D. Farhi imposa l'union
à tous les éléments qui la
composaient, il étend son champ d'action, il
est l'ami des familles, le conseiller, le guide. Il
s'occupait des émigrants, il faisait
régulariser leurs papiers, il leur cherchait
du travail. C'est
grâce à sa vigilance et à son
activité inlassable que cette grande
institution juive fonctionne merveilleusement bien
à Beyrouth. Joseph
D. Farhi était un des plus précieux
serviteurs de la loge Béné
Bérith, toujours sur la brèche. Avec
ses idées arrêtées, ses sains
raisonnements, avec sa franchise il faisait
toujours honneur à la loge. Sa
capacité de travail étonnante, lui
permettait de participer à toutes ses
tâches depuis l'élaboration des
programmes jusqu'à l'exécution dans
ses moindres détails. En
1926, des incidents regrettables s'étaient
produits dans la Communauté Israélite
d'Alep, incidents qui ont eu leurs
répercussions au sein de la loge
Béné Bérith de cette
ville. Le
corps rabbinique d'Alep avait fait proclamer
diverses défenses, entre autres, celle
interdisant aux chefs de famille d'emmener avec eux
leurs femmes et leurs filles aux cinémas,
cafés et autres lieux de
distraction. Plusieurs
personnes ont enfreint cet ordre, et des
frères de la « Loge
Yéchouroun » se sont vus
excommuniés pour avoir manqué du
respect aux rabbins. Cette
mesure grave et excessive a exaspéré
tous les hommes de progrès et a
douloureusement impressionné les membres de
la loge. Deux partis s'étaient formés
au sein de la communauté, l'un soutenant le
corps rabbinique l'autre formé par des
éléments progressistes ennemis de
l'intolérance et du fanatisme. Avec le
déchaînement des passions, des
publications regrettables ont été
faites dans les journaux mettant ainsi les
étrangers au courant de ces dissensions
intestines. La
grande Loge du District XI, s'est vivement
émue de cet état de choses dans la
Communauté d'Alep et elle avait
chargé Joseph D. Farhi d'aller faire dans
cette ville une enquête sur ces faits
regrettables qui lui avaient été
signalés. Joseph
D. Farhi était parti et avait dressé
un rapport intéressant et complet. Il
réussit à établir le calme
dans la Communauté Israélite d'Alep
et avait fait de son mieux pour calmer les esprits
surexcités. Abraham
Elmaleh Oraison
funèbre par Jacques
Stambouli PIEUX
HOMMAGE A UN GRAND JUIF Joseph
David Farhi n'est plus. Un malheur immense et
imprévu nous réunit aujourd'hui dans
cette enceinte sacrée où nous venons
rendre un pieux hommage à celui qui fut pour
le Liban un de ses meilleurs citoyens, pour la
Communauté Israélite un de ses
membres les plus aimés et les plus
vénérés pour le Judaïsme
un des hommes qui l'ont le mieux servi. J'ai
la triste et pénible mission d'exprimer ici
au nom du Conseil Communal Israélite et de
la Béné Bérith les très
vifs regrets et l'affliction profonde ressentie
à la suite de cette terrible et foudroyante
catastrophe. Quelle tragédie, être
enlevé à l'affection des siens dans
un laps de temps si court, emporté par un
mal inexorable. Y a-t-il dans l'histoire de notre
Communauté quelque chose de plus tragique et
de plus cruel ? Sa
disparition soudaine en pleine vigueur, en pleine
force, en pleine possession de ses facultés,
ne nous permet pas de comprimer notre douleur
l'émotion se peint sur tous les visages, les
coeurs palpitent d'angoisse. En
Joseph David Farhi, nous pleurons l'homme qui a
consacré sa vie au Service de
l'idéal, du dévouement, de la
bonté et de la charité. Quelles
magnifiques étapes de la carrière de
cet homme qui a bien compris le sens de la vie et
sa haute portée. Après
avoir débuté dans l'enseignement
où il eut l'occasion de
révéler ses qualités de guide
et de chef, il se consacrera au commerce où
il poursuivit une carrière brillante.
Constatant que des réformes importantes
devaient être introduites au sein de la
Communauté Israélite, avec
sagacité il fit admettre ses idées
par quelques amis et réussit tout jeune
encore à s'imposer une place
prépondérante dans les affaires de
notre Communauté. En 1911, il participa
à la fondation de la Béné
Bérith. Dès
la fin de l'autre guerre, il entreprit un programme
méthodique d'organisation intérieure
de la Communauté où il occupa
à différentes reprises la fonction de
Président du Conseil Communal et
Président de la
Béné-Bérith. Aujourd'hui
nous pouvons constater avec fierté que la
charte qui nous régit, que les oeuvres
philanthropiques religieuses et éducatives
que nous possédons sont dues à ce
grand réalisateur, à cette
intelligence supérieure que fut notre grand,
notre meilleur ami Joseph Farhi. Retracer sa vie ,
sa carrière c'est faire de l'histoire de
tout ce qui s'est passé dans notre
Communauté au cours de ces quarante
dernières années. Hélas,
dans cette heure dramatique, les mots me manquent
pour vous en parler. Excellent
père, homme d'intérieur avant tout il
se consacrait à l'amour des siens, au
bien-être de son épouse, de ses
enfants et de ses proches. Il
ne laissait rien au hasard, il préparait
ingénieusement tout ce qui pouvait faire le
bonheur de sa famille et de sa Communauté.
Son foyer est un modèle de vie familiale et
juive. Ses amis venant parfois le surprendre au
milieu de cette douce quiétude,
étaient ravis de sentir en le quittant
qu'ils ont eu le privilège inouï
d'avoir puisé en sa compagnie aux sources
les plus pures de l'élévation
spirituelle. A cette vie familiale et juive, Joseph
David Farhi associait l'amour des lettres et
l'amour des recherches littéraires et
philosophiques. Ses grands amis étaient ses
livres favoris et des grands soucis étaient
la découverte d'une nouvelle
expression. Excellent
citoyen, il a souvent été
chargé par divers organismes officiels de
missions importantes intéressant le commerce
et l'industrie. Sa probité dans les
transactions commerciales, ses réelles
capacités dans la branche où il s'est
spécialisé sont reconnues unanimement
pour tous sans distinction de confession. Les non
juifs avaient pour lui des sentiments d'estime et
de respect ; par ses qualités hors pair il a
su gagner leur confiance jusque dans les coins les
plus reculés du Proche-Orient. Excellent
juif, Joseph David Farhi, faisait honneur à
notre Communauté et au
Judaïsme. Grand
lutteur, grand remueur d'idées, esprit
constamment en éveil, âme ardente
qu'aucune tâche ne rebutait, qu'aucune
entreprise n'effrayait. Quelle
perte irréparable! Aucune activité
communale et juive ne se développait sans
porter la marque de son génie. Aucune
question ne lui était indifférente.
Promoteur d'une foule d'entreprises et
créateur d'un grand nombre de projets. Le
dernier en date est celui qu'il créa en
pleine guerre pour assurer la reconstruction future
de la Communauté. Il n'eût pas
hélas ! le bonheur d'assister à sa
mise en exécution. En
dehors de l'organisation proprement dite de la
Communauté et de ses oeuvres
philanthropiques il est juste de rappeler que la
position sociale prépondérante
acquise par le bon renom et le prestige dont nous
jouissons auprès des Autorités et des
autres Communautés, sont dues à ses
efforts inlassables et aux soins qu'il porta au
relèvement intellectuel et moral de
l'ensemble de la Communauté. Combien de
nuits sans sommeil il passa préoccupé
de résoudre un problème d'ordre
communal. Un
des problèmes qui attirèrent le plus
son attention fut celui de la jeunesse et de son
avenir. La jeunesse juive perd en Joseph David
Farhi le plus ardent défenseur de ses
intérêts. Un
des traits caractéristiques de sa vie juive
fut son amour de répandre le bien autour de
lui. Il n'y a pas une oeuvre charitable, il n'y a
pas une organisation importante intéressant
le Judaïsme qui ne compte parmi ses donateurs
les plus réguliers et les plus
généreux le nom de notre cher et
grand ami Joseph D. Farhi. Que
de souffrances, que de misères il a
soulagées ! Quel
bel exemple d'altruisme il nous lègue ! Un
autre fait caractéristique de sa vie sociale
fut sa franchise extrême, sa
sincérité et son
désintéressement le plus
pur. Fin
lettré, c'est à Jérusalem au
milieu des érudits de l'Université
Hébraïque qu'il se trouva dans son
véritable élément, son
âme était constamment à la
recherche du beau et du savoir. Les amitiés
nouvelles qu'il se fit lui acquirent les sentiments
d'admiration de la part des plus grands savants de
Palestine. L'homme
dont nous déplorons la perte est une des
gloires du Judaïsme Oriental. Quelle belle et
noble figure qui disparaît justement, le jour
même de la victoire tant attendue
! Esprit
dynamique il communiquait autour de lui le feu
sacré. Nulle
expression humaine ne peut venir en atténuer
la douleur. Le meilleur de nous-mêmes est
parti. Comment concevoir ce coup de foudre
? Il
a eu du moins la consolation de constater que cet
héritage spirituel qu'il nous a
légué de son vivant, est en de bonnes
mains et que ce flambeau du progrès, du
sacrifice et du dévouement qu'il a
allumé ne s'éteindra pas.
C'était cela la récompense qu'il
cherchait et la Providence lui a montré que
ses disciples sont guidés par son esprit,
par sa pensée et par son exemple
immortels. Tel
est le guide éminent que nous perdons. Nous
le pleurons d'amour, de respect et de
reconnaissance. Que
sa chère famille si tragiquement
éprouvée, que sa Communauté si
vivement touchée dans sa chair et dans son
âme, que tous ses amis et ses admirateurs
puissent trouver le réconfort et le
courage. Dors
en paix, mon grand ami. Jacques
Stambouli INTRODUCTION Il est des traits vagues ou peu effectifs d'un homme que l'on a vu 100 fois et qu'on a toujours de la peine à reconstituer; il en est par contre de tellement vivants et pénétrants qu'une fois qu'on les a vus, on est certain de ne jamais les oublier. Il est des regards qui vous vont droit au coeur, des yeux clairs qui sont une âme, parfois tellement profonds, mais tellement souriants à d'autres moments, quand ils vous regardent par dessus de grosses lunettes, avec beaucoup d'affection. Il est des poignées de main vigoureuses qui vous secouent, qui vous redonnent soudain conscience de vous-mêmes et qui semblent vous communiquer une vivacité débordante et un nouvel élan d'action. Il est enfin des personnalités au rayonnement desquelles vous reprenez courage et vous vous engagez d'un pas ferme dans la lutte que représente la vie de chacun, avec ardeur, enthousiasme et confiance. Telle était la personnalité de ce grand ami des hommes que fut Joseph David Farhi. Il reste certes dans l'histoire de notre communauté comme un grand travailleur social, un organisateur de la chose publique comme on n'en voit pas souvent. Mais il reste surtout dans le coeur de beaucoup d'entre nous comme un ami personnel, qui, à force d'exemple et d'invitations à avoir confiance en nous-mêmes, nous donna le grand coup de fouet qui nous fit partir vers une plus grande réalisation de notre personnalité. Je crois que plus belle encore que son oeuvre communale fut cette oeuvre très personnelle d'influence directe sur le caractère car alors que la première fit fleurir des institutions, celle-ci fit se réaliser des hommes. Son influence se fit sentir sur ses proches d'abord par l'espoir et la confiance qu'il mettait en eux. Il estimait que chacun était capable de produire soit dans le domaine intellectuel, soit dans celui de l'action. Et ensuite, que l'on n'avait jamais donné son rendement maximum. « Vous pouvez faire encore beaucoup mieux », avait-il coutume de dire à qui lui demandait son avis sur un ouvrage quelconque. "Laissez reposer ce travail un ou deux jours et remettez vous y. Vous verrez du premier coup d'oeil toutes les corrections que vous avez à y faire. Et ainsi de suite jusqu'à obtenir un résultat qui vous satisfasse dans ses plus petits détails. Vous verrez quelle satisfaction vous ressentirez alors". Et c'était vrai. Par ses encouragements inlassable, en faisant miroiter devant vos yeux un résultat enviable et les joies que peut seul donner le succès atteint par l'effort il nous incitait non seulement à persévérer, mais nous donnait surtout l 'assurance dans nos propres facultés, le respect de nous-mêmes, qui sont les fondements les plus solides de la dignité humaine. L'influence de Joseph Farhi fut d'autant plus effective qu'elle était aussi causée par l'exemple. Cet homme qui réclamait des autres un effort continu et une contribution active à la vie du groupe, cet homme déployait lui-même une activité débordante et donnait l'exemple d'un labeur prodigieux. Ayant été élevé et ayant vécu dans la même atmosphère que beaucoup de jeunes gens de son âge, Joseph Farhi serait resté, ses études achevées, un petit instituteur de province, s'il n'avait su se dégager nettement de la moyenne de ses collègues par son travail et sa diligence à toute épreuve. Il s'instruisit par lui-même, considérant que la culture ne s'arrête pas aux portes de l'école ; mais qu'elle y commence seulement. Il chercha toujours à se cultiver, et consacra durant toute sa vie la majeure partie de ses loisirs à l'étude. C'est ainsi qu'il arriva à posséder des connaissances générales extrêmement solides, tout en se donnant à certaines recherches qui lui étaient fort chères, comme les recherches étymologiques, religieuses et littéraires, dans lesquelles il se sentait vraiment dans son élément. Malgré tout cela, il était encore et toujours avide d'apprendre. Je ne sais rien, disait-il. Tout cela n'est rien devant tout ce que j'ai encore à apprendre ; à apprendre et non pas à lire, car, en bon maître d'école qu'il était resté, titre dont il était fort jaloux, du reste, il ne lisait jamais rien superficiellement. Il étudiait soigneusement tout, il cherchait à tirer profit de ses lectures, depuis la dissertation linguistique la plus ardue jusqu'à l'article de fond d'un bon journal. Et il notait. Qu'est-ce qu'il ne notait pas dans ce petit carnet de poche devenu proverbial ? Des mots hébraïques, des expressions latines, des maximes, des pensées philosophiques, des citations nouvelles, bref de quoi occuper, et pleinement, les quelques minutes qu'il aurait autrement perdues dans une salle d'attente, dans un tram, ou, ma foi, dans la rue, pendant les cinq minutes qu'il mettait à rentrer chez lui. Mais n'oublions pas que ceci n'occupait que ses loisirs, et encore, pas tous ceux-ci. Ajoutez à cela un commerce pour lequel il se passionnait et auquel il se donnait comme il se donnait à tout ce qu'il faisait, c'est-à-dire, sans compter ; des affaires qu'il avait créées et dont il suivait avec intérêt, je dirais même avec amour, les moindres développements et auxquelles il consacrait douze et souvent quatorze heures par jour de travail intensif. Enfin, une activité sociale dont l'éloge n'est plus à faire ; les soirées qu'il passait au Conseil Communal à élaborer un projet ; les nuits où il ne pouvait pas dormir parce qu'il était absorbé par un détail qui ne le satisfaisait pas complètement, mais au bout desquelles il annonçait triomphalement : « Je n'ai pas dormi la nuit dernière, mais j'ai trouvé ce qui n'allait pas dans le plan d'hier. » Voilà, en un mot, ce qui faisait de l'existence de Joseph Farhi une vie débordante d'activité, la vie d'un homme qui réalisait la fuite du temps et qui tâchait de ne pas en perdre même les plus courts instants. C'était un homme qui se recueillait beaucoup. Il ne recherchait pas la vie mondaine pour échapper à sa conscience ou, comme aurait dit Pascal, pour se soustraire à la réalisation des vérités humaines. Mais au contraire, il fuyait les distractions du monde pour réfléchir et prendre pleinement conscience de sa vie d'homme. Soixante-sept ans, ce n'est pas très long pour une vie humaine, mais avec sagesse et énergie, cet homme réussit à découvrir le beau, le bon, le juste, et à y tendre. Dans sa vie il ne recherchait pas l'agréable et le facile. Il savait qu'il avait un devoir à remplir et il le faisait avec enthousiasme. Nulle difficulté ne venait à bout de son optimisme. Ceci ne venait pas du fait qu'il mésestimait les obstacles, mais au contraire de la confiance qu'il avait qu'avec de la bonne volonté et un effort continu, il arriverait à les surmonter. Car il ne se soumettait pas aux obstructions. Lorsqu'il réalisait la nécessité d'un devoir soit familial soit social et qu'il l'entreprenait, il ne servait à rien de vouloir l'en empêcher. Si les difficultés qu'il rencontrait étaient sérieuses, il les combattait avec fougue. Il attaquait toujours de face, loyalement, mais avec force. Il ne se décourageait pas. S'il avait découvert un mal quelconque auquel il fallait remédier, il y allait carrément, sans aucun détour. Il était entier en ce sens qu'il voulait des solutions radicales, jamais des atermoiements. Il était pour l'action violente et définitive, et son oeuvre considérable est le fruit de cette action. La lutte ne l'affaiblissait pas. Il était là dans son élément, avec son énergie, sa logique écrasante, sa force de conviction, et sa foi dans le but qu'il poursuivait. Il en sortait plus fort même. Et cette lutte, il la poursuivait dans le domaine social sans considération aucune pour le préjudice personnel qui ne manquait pas d'en résulter. Il était d'une franchise à toute épreuve, ce qui explique qu'il fut souvent mal jugé, dans un siècle encore habitué au manque de naturel de la vie mondaine. Il était quelquefois violent et ceci lui coûta des amitiés apparemment très grandes. Il n'ignorait pas que sa sincérité absolue lui aliénait beaucoup de sympathies. Mais ce n'était pas un homme à travestir la vérité aux seules fins de conserver des relations personnelles. On eut souvent recours à cette franchise dans son entourage pour venir à bout de difficultés que le conventionnalisme social aurait longtemps empêché de résoudre. On savait qu'il agissait avec le désir sincère d'aider, soit son prochain, soit la société. Il le faisait non seulement avec désintéressement, mais avec la connaissance intime du dommage qu'il en encourait. Il le savait fort bien, mais la vérité valait bien cela. Voilà pourquoi je dirais que Joseph Farhi que ce fut un homme plein de courage dans ses pensées comme dans ses actions. Il réalisait pleinement la portée de ses actes; mais il réalisait aussi la grandeur du vrai, et nulle animosité sociale ne vint à bout de sa bonne volonté, dans la vie de lutte qu'il avait entreprise pour ce qu'il s'est toujours avéré être le bien commun. Il lutta contre l'obscurantisme, contre l'apathie, contre l'inertie en lesquels il voyait les plus grands ennemis du progrès social. Il voyait dans l'indifférence le fléau qui sape les fondements de toute société organisée. Il demandait aux autres ce qu'il offrait lui-même : de l'intérêt dans la chose publique, de l'intérêt actif, de la bonne volonté et beaucoup d'énergie. A plusieurs points de vue le caractère de Joseph Farhi présentait un certain paradoxe. Il était à la fois conservateur et libéral : conservateur dans ses principes très sévères de justice et de morale auxquels il demandait que l'on se maintint rigoureusement. Il avait un sens fort développé du devoir et n'acceptait dans le domaine de l'éthique aucun compromis. Il se plaisait à répéter qu'il était de la vieille école et ne voyait pas d'un bon oeil l'interprétation élastique des valeurs morales contemporaines. Par contre, en ce qui concernait toute réforme qui ne touchait pas à ces principes fondamentaux, il avait une largeur de vues remarquable. Peut être nous devançait-il vraiment de quelques années ; avec son esprit ouvert, son désir constant de changer le statu quo aussitôt qu'il trouvait une réforme avantageuse à y faire. Il n'avait pas cet attachement exagéré aux vieilles institutions sociales qui nous vient avec l'âge. Il était prêt à accepter tout changement quelque radical qu'il fût, pourvu qu'il fût porteur d'améliorations sensibles. On ne réalisait pas toujours immédiatement la valeur des projets qu'il faisait loin et il voyait en grand. Son plan le plus fougueux du Fonds de Reconstruction Communal qui lui vint à 65 ans fut d'abord traité par d'aucuns d'utopie. Ce n'est qu'après des campagnes où il plaida infatigablement son projet avec ardeur, avec conviction, avec coeur, que l'on en vint à considérer le plan comme après tout réalisable. Sa vie fut tout au long caractérisée par le désir de hâter par une réforme souvent radicale le progrès qui ne serait que très lentement et péniblement si le temps seul avait agi. Nous avons dit de Joseph Farhi qu'il resta jeune de coeur et d'esprit jusqu'à son dernier jour. Je dis un jeune, non pas un moderne. Dans ses goûts comme dans ses principes, il resta conservateur. Il avait un sens classique du beau dans l'art comme dans la littérature. Il renonçait à s'expliquer la peinture moderne. Il ne partageait même pas l'avis de Boileau sur « un beau désordre ». Son esprit rangé réclamait l'ordre dans la symétrie parfaite. Il n'essayait de comprendre ni Gide ni Valéry. Mais il relisait inlassablement Molière, Vigny, Hugo. Ceux-là restèrent pour lui les maîtres insurpassés. Il avait encore tellement de livres à lire, tant de grands hommes à connaître, comme il disait, qu'il n'avait pas le temps d'essayer de comprendre les auteurs contemporains. On ne dira jamais assez sa passion pour la lecture. « Ceux-là sont mes vrais amis », disait-il de ses livres. "J'ai des amis dont la société m'est extrêmement agréable", disait Pétrarque, et il aimait à le citer, «Ils sont de tous âges et de tous pays. Ils se sont distingués par leur esprit et leurs actions. Je les approche à mon gré et les quitte de même. Ils ne sont jamais importuns. Ils sont toujours sincères, et dans le bonheur comme dans l'adversité leur parole garde la même franchise. » Quant aux relations humaines, ce n'est pas qu'il ne les prisait pas. Cet homme qui fuyait les foules n'était pas l'insociable comme il en donnait l'impression. Il avait quelques amis dont il aimait la société et auxquels il se lia profondément. Ceux-là ne furent jamais nombreux car il ne se livrait pas aisément et il n'était pas facile d'être son ami. Il fallait percer sa rigidité extérieure, supporter sa franchise brutale, avant de comprendre l'homme tel qu'il était. Mais son amitié valait bien cela, car il la donnait toute entière. Il se liait intimement, profondément, sans réserve ni calcul. Cet homme qui donna surtout l'impression d'être un homme d'affaires et d'action savait aussi, je dirais même surtout la valeur des sentiments. Il demanda beaucoup, mais il donna beaucoup en échange. Ses tendances affectives percèrent même dans l'action à travers son enthousiasme qui était débordant. Ceux qui entendirent sa voix de tonnerre ou qui sentirent sa poignée de main écrasante crurent sans doute qu'il était dur, alors que ce n'était que son dynamisme et son ardeur qui se communiquaient à eux de la sorte. Ce qui fut prodigieux en lui, c'est qu'il se comporta dans chacune de ses activités comme s'il n'avait aucun autre devoir à remplir. Quand il agit, ce fut avec efficacité, quand il pensa, il le fit avec clarté et quand il aima, il aima très profondément. Il fut un ami dévoué pour sa femme et ses enfants. Pour lui, la vie de famille était l'élément fondamental du bonheur. Il réussit en effet à faire régner dans la sienne une harmonie, une atmosphère telle de bienveillance et de chaleur, de tendresse que tous les siens en furent imprégnés. On ne saura jamais le père aimant qu'il fut. S'il prodigua à ses enfants sa sollicitude et ses bons conseils, s'il fut pour elles un éducateur admirable, une source de sagesse et de connaissance, c'est surtout l'amour qu'il les entoura, d'un amour fort, profond, enveloppant. Mais il ne se contenta pas de leur offrir son affection d'une façon passive. Il voulut les comprendre une à une. La distance qui sépare deux générations si souvent dans les familles n'existait pas dans la sienne. Sa compréhension comme son amour était sans bornes. Il était le meilleur ami de ses filles, et à son tour, il se confia à elles et les consulta tout comme il consulta sa femme qui collaborait étroitement à ses moindres projets. Cette grande marque de confiance qu'il leur accorda dès leur jeune âge fit de leurs rapports des liens empreints de cordialité et d'estime réciproques. Il se consola difficilement de la perte du fils qu'il avait désiré, et reporta sur ses filles toute son affection paternelle. Il était loin d'avoir à ce sujet l'étroitesse de vue orientale et donna à ses filles la considération dont beaucoup de fils ne jouirent jamais. Si Joseph Farhi eut beaucoup de qualités, il eut les défauts de ces qualités. Il fut violent, entier, souvent emporté. Je m'en voudrais de donner de lui l'impression de la perfection. Ce fut un homme, un homme qui vécut intensément et qui réalisa pleinement sa mission, un homme qui sentit et s'attacha aux autres hommes. Il n'était pas ordinaire en ce sens qu'il était fort et prodigieusement riche dans sa vie psychique. La Providence lui épargna le pénible fléchissement des facultés qui vient aux êtres ordinaires avec les ans. Il fut foudroyé en pleine force, tout comme un chêne. Cette fin vertigineuse convenait parfaitement à celui qui mena une vie jaillissante de force et de vie et qui n'aurait supporté aucun déclin. Dès la fin prématurée de cette grande et noble figure que fut Joseph David Farhi, je me suis demandé comment lui rendre dignement hommage et perpétuer sa mémoire au sein de cette communauté juive de Beyrouth qui lui doit tout. Après mure réflexion, je me suis décidé à publier cet essai qui lui est spécialement consacré. Je désire tout de suite mettre en garde le lecteur, il ne s'agit pas dans cet ouvrage d'une histoire de la Communauté de Beyrouth, mais d'une description de la vie, de l'oeuvre et de l'action personnelle de Joseph David Farhi qui a transformé la vie de cette communauté. Je laisse à d'autres le soin de décrire un jour la grande histoire de la Communauté de Beyrouth et de relever l'action personnelle de tous ceux qui y jouèrent un rôle prépondérant. Ceci dit, je ne prétends nullement, dans les pages qui vont suivre, épuiser tous les aspects de la vie richement remplie de celui qui fut pour moi un grand ami, un guide éclairé. Ces pages constituent tout simplement un très modeste hommage et un témoignage infime de reconnaissance. Il y a des vies naturellement belles et des hommes privilégiés qui exercent autour d'eux par leurs caractères, leurs vertus, leurs actions, un ascendant irrésistible. Joseph David Farhi fut un de ceux-là. Joseph David Farhi est né à Damas le 27 janvier 1878, d'une noble famille de Syrie qui a donné au Judaïsme des chefs religieux, des dirigeants de Communauté, des hommes d'élite et des hommes politiques, tels que Moallem Farhi, Raphaël Farhi, le Grand Rabbin Isaac Farhi, Shabetaï Farhi, etc... Son père David Farhi, un grand érudit auteur de l'ouvrage en langue hébraïque intitulé : AHAVAT SION, le destina dès sa plus tendre enfance à l'étude de la loi. Il avait pour ce fils une prédilection spéciale qu'il manifesta ouvertement en concluant son ouvrage par le commentaire de la citation biblique suivante « Et Jacob aima Joseph plus que tous ses autres fils ». Durant les quelques années qu'il passa soi au Talmud Thora soit à la Yechiva de Damas, Joseph David Farhi se distingua par son assimilation rapide de l'hébreu et des prescriptions religieuses. Sa mère, femme de grand caractère, énergique, avait pour lui beaucoup d'attachement. Il fut lui-même très lié à ses frères et soeurs et en particulier à sa soeur Rachel qui devint plus tard l'épouse d'Ezra Anzarouth et laissa une réputation de piété et de bonté exemplaires. Son père et sa mère par leur influence et par leur exemple surent former en lui, un caractère probe, une personnalité forte, une fermeté d'esprit et de doctrine, l'amour du travail qui caractérisèrent ses actes toute sa vie durant. Sa vie au foyer familial était empreinte de la plus pure tradition juive. Il était par conviction profondément croyant. Il a toujours gardé dans son coeur la conscience de la présence de Dieu, et l'éducation stricte que son père lui donna acheva de modeler le moule dans lequel il puisa durant toute sa vie ses pensées. Les repas du vendredi soir groupaient souvent autour de la famille plusieurs hôtes de passage à Damas venus chercher auprès des Farhi le doux réconfort de l'atmosphère juive. Joseph David Farhi fut imprégné dans ce foyer familial des plus purs sentiments juifs et d'une foi solidement ancrée. Ses études religieuses et bibliques achevées, Joseph David Farhi fut placé à l'école de l'Alliance Israélite et fut un brillant élève, assidu au travail, et presque toujours premier aux examens, si bien qu'il fut désigné en 1893 pour faire partie de la promotion qui devait se rendre à Paris, suivre les cours de l'École Normale d'Auteuil. Les quatre années que Joseph David Farhi passa à Paris à l'École Normale se distinguèrent par son ardente volonté de réussir et par son désir de porter au loin les fruits des enseignements prodigués par la belle institution de l'Alliance Israélite. Sorti en 1897, avec son Brevet Supérieur lui ouvrant les portes de l'enseignement, il fut tout de suite nommé à Smyrne (Turquie) où durant 3 ans, de 1897 à 1900, il remplit les fonctions de Sous-Directeur. C'est à Smyrne qu'il eut comme élève Me. Léon Castro, aujourd'hui brillant avocat et figure dominante du Judaïsme égyptien. A côté de l'enseignement proprement dit, Joseph David Farhi inculquait aux élèves les sentiments de leur valeur morale et les engageait à mettre plus tard leurs talents au service de leur communauté. Joseph David Farhi avait de sa mission une haute conception conforme aux directives qu'il reçut à Auteuil. La formation des caractères devait prédominer. Joseph David Farhi s'attela à la tâche avec courage et dirais-je avec l'amour de réussir. Joseph David Farhi s'engagea dans la carrière de l'enseignement. Ses élèves furent bien vite ses amis et ses collègues et connurent rapidement tout le profit intellectuel et moral qu'ils pouvaient tirer de sa compagnie. Après les cours, Joseph David Farhi se penchait sur ses livres et poursuivait ses études. Il ne cessait de répéter à son entourage que l'instruction ne s'arrête pas avec le diplôme. Cultiver son esprit, développer ses connaissances, consolider ses attaches au Judaïsme, rénover les méthodes de l'enseignement à la lumière de l'expérience, s'assurer que les élèves s'adonnaient aux études avec passion et suivre au jour le jour leurs progrès, telles furent encore ses préoccupations. Après avoir passé un an à Sousse en 1901, il fut transféré à l'École Agricole de Djedeidah (Tunisie) où il demeura jusqu'en 1903. C'est à Djedeidah que Joseph David Farhi se lia d'amitié avec M. S. Avigdor, alors directeur de l'École de l'Alliance Israélite, et qui plus tard, abandonnant la carrière de l'enseignement, fut chargé de diriger au Caire la Banque Agricole. Partout où il se trouvait, Joseph David Farhi, fidèle à ses principes, mettait tout en oeuvre pour que l'esprit de l'enseignement qu'il prodiguait demeurât tel qu'il avait été conçu. Depuis son séjour à Smyrne, jusqu'à celui de Djedeidah, Joseph David Farhi procédait à des enquêtes minutieuses auprès de ses collègues et en soumettait les résultats au Comité Central de Paris. Il s'intéressait à tout, au nombre d'heures à consacrer à l'instruction religieuse, autant qu'aux diverses matières enseignées. L'histoire juive lui tenait particulièrement à coeur ainsi que l'enseignement de l'hébreu et de la langue du pays. En observateur réfléchi, Joseph David Farhi ne laissait rien au hasard. Toutes ses observations et ses suggestions, il les consignait dans des volumineux rapports qu'il transmettait à Paris, à un rythme de plus en plus accéléré, les faisant souvent accompagner des notes personnelles de ses élèves ou de ses collègues. Maître d'école dans toute l'acceptation du terme, éducateur des âmes des jeunes générations, Joseph David Farhi avait ses conceptions propres de l'éducation juive telle qu'elle devait être instaurée, non pas seulement à l'école mais au foyer. Au cours d'une cérémonie commémorative à l'occasion de la mort d'un grand bienfaiteur de la Communauté Juive, Ezra Anzarut, il exposa des vues qu'il n'avait jamais, en ce qui le concernait, cessé d'exalter : «Si, disait-il, dès le plus jeune âge, nous élevons nos enfants dans les sentiments juifs et leur faisons aimer les pratiques juives, nous leur rendons autant et peut être plus de services qu'en nous occupant exclusivement de leur fournir des certificats, des brevets et des baccalauréats. Ce n'est pas d'ailleurs, que la vraie science s'oppose à la religion. On a dit avec raison : « Peu de Science éloigne de Dieu, beaucoup de Science y ramène » (On a vu dans l'histoire, parmi les gens sincèrement pieux, un Newton et un Louis Pasteur) ». Si ces exemples sont au dessus de vous et loin de vous, nous pouvons quand même prendre modèle sur des hommes qui ont vécu parmi nous, tel que Ezra Anzarouth qui avait fait d'excellentes études à Manchester, qui avait un esprit très cultivé et qui était en même temps un excellent juif dans toute l'acceptation du terme ». Malgré sa vocation et ses dons particuliers, il ne fut pas donné à Joseph David Farhi de poursuivre la carrière de l'enseignement. Les appels réitérés de sa mère désirant le voir près d'elle, le décidèrent d'abord à venir passer ses vacances à Beyrouth et ensuite lui démontrèrent la nécessité de ne pas se séparer d'elle. Cédant à ses instances il demanda de Beyrouth au Comité Central de Paris de le transférer dans cette ville où il tenait à vivre auprès de ses parents. En pleines vacances, l'Alliance ne put de suite accéder à sa demande. Devant le refus du Comité Central, il présenta sa démission, et se prépara à partir pour Manchester rechercher des horizons nouveaux dans le commerce, et revenir s'établir à Beyrouth. En cours de route, Joseph David Farhi fut avisé que le Comité Central de Paris modifiant sa décision initiale, acceptait de le nommer à Beyrouth. Cette nouvelle ne peut le décider à changer d'itinéraire, et il poursuivit son voyage à Manchester. Il avait pris soin, en quittant Beyrouth, de se procurer un livre de notions commerciales et à bord du paquebot, il se fit une règle de l`étudier à fond. Ayant été amené par des circonstances familiales à abandonner la carrière de l'enseignement, Joseph David Farhi, en optant pour le commerce, devait entreprendre de nouvelles études commerciales, car il ne pouvait concevoir qu'un commerçant se suffise de connaissances acquises par la pratique. Si brusquement, la carrière éducative de Joseph David Farhi fut interrompue, le rôle qu'il s'est assigné dès le début aimer la jeunesse, servir la Communauté, fut poursuivi durant toute sa vie. En regardant de bien près les choses, on peut sans conteste affirmer aujourd'hui que Joseph David Farhi, tout en devenant un grand commerçant, n'a pas failli sa mission d'éducateur. La formation intellectuelle et morale qu'il reçut à l'Alliance, jointe à l'acquisition culturelle variée due à ses efforts personnels, lui permirent d'atteindre le but qu'il s'était assigné. Après avoir passé quelques mois à Manchester, où il se familiarisa avec les conditions du négoce tout en s'intéressant à la culture britannique, il revint à Beyrouth en février 1905, ouvrit une maison de commerce et se consacra à sa nouvelle entreprise. Son séjour à Beyrouth dura à peine un an, les nécessités de son travail l'attirèrent encore à Manchester, où il se rendit en 1906. En septembre de la même année, il fut envoyé en mission d'affaires à Haïti, et en août 1907 il regagna Beyrouth. La joie de ses parents fut immense, mais hélas son père ne devait pas la goûter longtemps, malade depuis un certain temps, il rendit le dernier soupir en septembre 1907 avec à ses côtés son fils Joseph, seul présent de tous ses frères. Ce triste événement affecta profondément Joseph D. Farhi qui vouait à son père une grande vénération. Il sentait désormais que sa responsabilité devenait plus lourde, qu'il était de son devoir de suivre les traces de son père. Le souvenir de son père demeura très vivace en lui et Joseph David Farhi, en maintes occasions, honora la mémoire de celui qui lui insuffla l'amour de la religion, du Judaïsme et du droit chemin. En novembre 1907, Joseph David Farhi repart pour Manchester pour rentrer en août 1908. Ayant déjà une situation bien établie, il songea à se créer un foyer. La destinée devait le faire rencontrer, par un curieux hasard, avec celle qui devint la compagne de sa vie, qui participa à toutes ses joies, à toutes ses peines, qui suivit de près son oeuvre et le guida de ses sages conseils, en l'entourant d'une grande affection. La cérémonie de son mariage avec Mademoiselle Rose Adès fille de Monsieur Jacob Effendi Adès de Constantinople se déroula à Alep le 11 septembre 1919. Son foyer constitué, Joseph David Farhi se tourna vers le développement méthodique de son commerce. La situation économique laissait à désirer. De Constantinople, Jacob Effendi Adès lui prodigua ses conseils, l'encouragea à poursuivre ses efforts et le persuada que cette crise était passagère et que bientôt la place de Beyrouth reprendrait sa position commerciale privilégiée. Ce qui est à noter, c'est qu'en face de toutes les difficultés qui se présentaient, Joseph David Farhi n'hésitait pas à demander conseil et à faire part de ses préoccupations. Il voulait toujours s'assurer de la véracité de ses conceptions, car il restait toujours prêt à les modifier éventuellement à la lumière de l'expérience des autres. En 1912, il repartit de nouveau à Manchester pour revenir en 1913 diriger la succursale de Beyrouth de la Maison de Commerce Jacob Anzaruth et fils. Au cours de ses différents séjours à Manchester, Joseph David Farhi ne se contentait pas de s'occuper seulement d'affaires commerciales. A ses heures perdues, il élargissait ses connaissances en se perfectionnant dans la langue anglaise et en suivant la plupart des manifestations culturelles et politiques locales. Les organisations juives britanniques l'attiraient beaucoup et il se plaisait à les approcher pour mieux les connaître, en vue d'essayer d'appliquer leurs méthodes de travail dans la communauté de Beyrouth. Plus tard et souvent, Joseph D. Farhi se référait à ce qui se faisait à Manchester, lorsqu'il proposait l'exécution d'un projet de réforme commerciale à Beyrouth. Jusqu'en 1929, Joseph D. Farhi demeura au service de la maison Jacob Anzaruth et fils. Après le retrait définitif d'Ezra Anzaruth, son fils Jacques poursuivit les affaires sous la même raison sociale. Joseph Farhi continua jusqu'en 1934 à s'occuper de la maison de Beyrouth. Après la liquidation de celle-ci, il fonda sa propre maison de commerce sous la raison sociale Joseph David Farhi & Co. Ltd. La carrière commerciale de Joseph D. Farhi se poursuivit jusqu'à ses derniers moment en 1945. Toute entière elle fut empreinte de droiture et d'intégrité. Etudiant à Paris, maître d'école en Afrique du Nord, Joseph D. Farhi tenait déjà une comptabilité rigoureuse de ses recettes et de ses dépenses. Cette habitude, il la conserva si bien que, directeur de la maison Anzaruth ou agissant plus tard pour son compte propre, il veilla à ce que la comptabilité soit irréprochable par sa présentation et par son exactitude. Ses livres étaient montrés en exemple aux étudiants des cours commerciaux de la Mission Laïque Française dont il était membre du Comité de Patronage, pour leur méthode et leur tenue impeccable. Un détail intéressant à ajouter, jusqu'à la veille du jour où il tomba fatalement malade, ses livres étaient parfaitement à jour sans omission d'aucune écriture. Joseph D. Farhi aima son travail et le fit aimer par tout le personnel à son service. Les subordonnés profitèrent beaucoup de ses enseignements, et certains d'entre eux aujourd'hui lancés dans la vie, avec succès, se souviennent qu'ils lui doivent leur formation. Joseph D. Farhi traitait son personnel avec le souci constant de lui enseigner tout ce qui plus tard pouvait lui servir. Le train de vie de chacun de ses employés l'intéressait au plus haut point, car il considérait que pour bien travailler, un employé ne devait pas avoir de soucis matériels. Joseph D. Farhi n'agissait pas en patron à l'égard du personnel mais en bon père de famille. En peu de temps, Joseph D. Farhi s'imposa sur la place de Beyrouth. Les marques commerciales qu'il lança firent le tour de la plupart des pays d'Orient. Joseph D. Farhi ne commandait jamais de marchandises sans s'enquérir au préalable des besoins réels du marché et des goûts de ses clients habituels. Il discutait avec ses clients les moindres détails de fabrication et s'inspirait de leurs observations pour les améliorer davantage. Le client devenait ainsi son collaborateur, et plaçait en lui une grande confiance amplement justifiée. Combien de fois, je le vis penché sur son bureau, en train d'examiner un nouveau dessin d'une marque de fabrique ! Il n'admettait aucune petite imperfection. Cherchant toujours la qualité supérieure et dédaignant les articles concurrents offerts à bon marché, Joseph D. Farhi concentra ses efforts durant toute sa carrière, à l'importation de marchandises de première qualité. "Dans le commerce &endash; me dit-il un jour &endash; il ne faut pas seulement savoir travailler, il faut avoir l'expérience du travail'. Par expérience, il entendait une documentation prise sur les lieux de production des articles qui l'intéressaient, sur les prix mondiaux des matières premières, sur les fluctuations des cours de change, sur les chiffres de la consommation intérieure, sur les possibilités de réexportation, sur les moyens de transport et sur une foule d'autres facteurs qui influençaient le marché local. Joseph D. Farhi avait recours à un examen attentif des faits avant de fixer les conditions les plus favorables pour l'importation des marchandises. Il avait horreur de la spéculation, n'ayant jamais été attiré par l'appât du gain. Avec ses fournisseurs Joseph D. Farhi entretenait des relations étroites et régulières. Les rapports hebdomadaires qu'il rédigeait ne se rapportaient pas uniquement aux conditions d'approvisionnement et de renouvellement des stocks, mais donnaient un large aperçu de l'évolution de la situation économique locale considérée dans son ensemble. Car toutes les branches de l'activité commerciale et industrielle du Liban l'intéressaient et il s'appliquait à en faire mieux connaître et apprécier à l'étranger le développement. Dans les milieux commerciaux, tant en Syrie et au Liban qu'en Palestine, Joseph D. Farhi jouissait d'une solide réputation d'intégrité, d'honnêteté et de loyauté dans les transactions. Toutes les fois qu'un événement économique important se produisait, tel qu réajustement du tarif douanier, dévaluation monétaire, institution du régime des licences et des quotas, c'est auprès de Joseph D. Farhi que les grands commerçants recueillaient les meilleurs avis. Dans tous les problèmes, il avait des notions justes, des idées claires et ses conseils étaient toujours vivement appréciés. Membre de l'Association des Commerçants, expert en douane, membre actif de la Commission des mercuriales du Conseil Économique, Joseph D. Farhi servit de son mieux le Liban. Toutes ses interventions, requêtes, mémoires se distinguaient par leur caractère désintéressé, n'ayant en vue que l'intérêt général de son pays. Joseph D. Farhi envisageait toujours le commerce comme une activité d'utilité publique et sociale, ne pouvant admettre que les intérêts particuliers seuls fussent en jeu. Telle fut la carrière commerciale de celui qui, parti de l'enseignement, occupa dans le commerce une place privilégiée. En s'instruisant sur les données du commerce et tout en acquérant une expérience éminemment précieuse, Joseph D. Farhi n'abandonna pas sa mission première qui était de communiquer à ses semblables les fruits de ses connaissances et de s'assurer par tous les moyens que les résultats de ses efforts personnels servaient toujours le bien public. La vie juive, communale et sociale, de Joseph David Farhi mérite toute entière d'être citée en exemple. De n'importe quel angle qu'on l'aborde, cette vie demeurera pour les générations futures le symbole de l'amour du judaïsme, de l'attachement aux traditions religieuses, de l'amour de servir, de faire constamment le bien, et de la recherche de tous les moyens tendant au développement des institutions sociales et culturelles juives. Quelques jours à peine après son arrivée à Beyrouth, Joseph David Farhi, après y avoir jeté un coup d'oeil sur la situation morale et matérielle de ses coreligionnaires, lance en date du 17 août 1908 un appel mémorable à la Communauté, disant notamment : « Aujourd'hui que nous avons la joie de vivre libres dans un pays libre, aujourd'hui que nous avons le droit de juger librement hommes et choses, nous vous demandons d'indiquer vos desideratas, de montrer quelle direction vous voulez donner à la Communauté, de choisir surtout les personnes que vous voulez charger de vos intérêts, celles dans lesquelles vous mettez toute votre confiance . » Le droit de juger librement hommes et choses ! Tel fut l'un des principes que Joseph David Farhi poursuivit durant toute la période qu'il consacra au service de la Communauté. Il avait à coeur de réorganiser sur des bases modernes les assises de la Communauté Juive de Beyrouth, étant tout imprégné de ce qu'il avait vu à Manchester. Sans perdre de temps, il se mit en contact avec quelques-uns de ses amis et traça un programme d'action. On lira dans le chapitre suivant les détails aussi complets que possible de cette action continue qui débuta en 1908 et s'arrêta hélas ! brusquement le 8 mai 1945, le jour même de la victoire des Alliés sur le plus grand ennemi de l'histoire et du judaïsme. Joseph D. Farhi fut un bon juif, par l'action et la parole; il ne cessa de montrer comment un Juif, fier de sa religion, doit servir le judaïsme. Il croyait sincèrement en la Providence divine, résultat évident de ce qu'il tenait de ses parents et de ses ancêtres, mais il fortifia cette croyance par ses profondes méditations et par sa propre expérience. De bonne heure, Joseph D. Farhi comprit qu'il ne suffisait pas de croire et d'aimer Dieu, l'étude de la Thora, source essentielle du judaïsme, ayant une valeur primordiale dans l'orientation de la vie spécifiquement juive. Il s'adonna à cette étude avec passion. Il lui arrivait d'en citer des passages entiers de mémoire. Un jour il était tout heureux de me montrer un ouvrage qui venait de paraître et qui indiquait, grâce à des références précises, le nombre de fois où un mot était reproduit dans la Thora. L'auteur doit être chaudement félicité me disait-il car mes recherches deviennent ainsi plus aisées. Joseph D. Farhi ne se contentait pas d'étudier la Thora et les commentaires de la Loi, il visait également un autre but : la recherche étymologique des mots. Pour bien comprendre le sens de chaque mot hébraïque, disait-il, il faut aller jusqu'à sa racine et comparer cette origine avec les autres langues latines. On peut dire que Joseph D. Farhi, grâce à cette méthode personnelle, apprit tout seul et sans aucune aide la langue hébraïque moderne. Rares en étaient les mots qui lui échappaient. Étudier la Thora, c'est bien mais ce n'est pas tout. Nulle étude théorique, si importante et méritoire, soit-elle ne suffit à elle-même. Joseph D. Farhi se plaisait à dire qu'il faut étudier la Thora pour la pratiquer dans la vie de tous les jours. Son premier soin fut d'encourager la lecture d'une traduction française de la Thora due à la plume du Grand Rabbin Zadok Kahn. Il aimait voir dans chaque foyer un exemplaire de cette oeuvre admirable. « Faites-en votre livre de chevet, disait-il. C'est dans la Thora que vous pouvez puiser tous les éléments propres au développement moral et intellectuel de chacun ». Toutes les fois que M. Churchill ou M. Roosevelt, dans des discours officiels, faisaient allusion à un passage de la Bible, il s'en réjouissait et s'empressait de les citer en exemple dans l'intérêt de la cause qu'il poursuivait. Ayant appris que Son Eminence Le Grand Rabbin David Prato s'était proposé de collaborer à la publication en français de la Thora suivie de commentaires pour être largement diffusée dans les pays d'Orient, Joseph D. Farhi s'enthousiasma pour cette idée et promit son concours. Pour Joseph D. Farhi, la Thora demeura la grande éducatrice religieuse et la source de la civilisation juive. C'est dans ses pages vénérables qu'il puisa les règles de sa vie juive. Son action privée et familiale comme son action morale et sociale s'en inspiraient fortement. Pratiquer les enseignements de la Thora signifiait pour Joseph D. Farhi le maintien d'un foyer juif, car s'il est exact que plusieurs chemins mènent au Ciel, il n'y en a qu'un seul, le foyer, qui ouvre la porte du Ciel. Joseph D. Farhi, grâce à son influence paternelle, fit de son foyer un modèle d'une bonne vie familiale juive. Comme il était agréable d'être en la compagnie de Joseph D. Farhi un vendredi soir. La joie et la bonne humeur se dessinaient sur son visage et se répandaient sur son entourage composé des membres de sa famille et souvent des hôtes de passage à Beyrouth. C'est avec une joie sincère qu'il faisait la prière du Sabbat. A la fin du repas, des chants bibliques étaient psalmodiés par tous, on sentait, on respirait une odeur de fête. L'observation du Sabbat, pilier de la religion juive, était sacrée pour Joseph D. Farhi. Il consacrait ce saint jour de repos à la gloire de Dieu et s'appliquait à l'élévation de son âme et de son esprit. Le fruit de ses méditations sabbatiques apparaissait dans la plupart de ses causeries et conférences. Joseph D. Farhi mena une campagne systématique pour l'observation du Sabbat. Discutant un jour un programme d'activités d'un futur conseil communal, il demanda instamment que tous les candidats donnent les premiers le bon exemple en s'abstenant de travailler le jour du Sabbat. Par de nombreux appels publics, il ne cessa de prêcher l'obligation d'observer le jour du Seigneur. Fidèle aux traditions religieuses, Joseph D. Farhi n'a jamais manqué de célébrer les rites, les cérémonies, les fêtes et les commémorations. Il attachait une grande importance à cette pratique, parce qu'il considérait qu'elle était, au surplus capable de maintenir et de développer la foi en reliant le présent au passé historique du peuple juif. Il était désolé par le relâchement des pratiques religieuses et cherchait à connaître le mal véritable pour y remédier. En 1938, Joseph D. Farhi proposa la création d'un Comité spécial de «Redressement spirituel» ayant pour but précisément d'examiner les causes du relâchement spirituel et culturel et d'envisager les remèdes multiples aux causes multiples du mal. Ce Comité poursuivit ses travaux pendant plusieurs semaines sous sa direction, et présenta un rapport minutieusement étudié. J'aurai l'occasion de revenir sur les conclusions de cette étude, me bornant pour le moment à citer les passages relatifs aux pratiques religieuses. « .Comme restaurer en soi, autour de soi, dans son for intérieur, dans son foyer, une foi juive, vécue, ardente, jaillissante ? Comment surtout y parvenir ? « D'abord par la diffusion des ouvrages traitant de la vie culturelle israélite, en invitant les parents à transformer leur maison en véritable foyer juif permettant aux enfants de recevoir une forte et complète éducation juive, en adressant à l'approche de chaque fête à tous les pères et mères de famille une lettre circulaire dans laquelle on ferait ressortir la haute signification et la manière de célébrer la fête, en propageant les idées tendant à l'observation du Sabbat et des lois alimentaires, en veillant à ce que le service religieux dans les temples soit attrayant et intéressant, en organisant une journée annuelle du culte ayant pour but de maintenir et de développer l'activité religieuse parmi tous les Juifs de Beyrouth. » A côté des pratiques religieuses Joseph D. Farhi s'intéressait vivement à la prière, car elle occupe une place considérable dans l'exercice du culte. Il considérait que tout le monde pouvait et et devait prier. A l'intention des dames qui ne comprenaient pas l'hébreu, il fit venir et distribuer des rituels en français. Si Joseph D. Farhi a pu entraîner son milieu et la Communauté vers un rayonnement intellectuel et moral intense, cela est dû surtout à son observation de la religion juive. Il ne se contentait pas de suivre scrupuleusement les prescriptions religieuses, mais il tenait aussi à ce que l'exercice du culte dans les temples et oratoires soit dignement célébré. Par des sermons périodiques, il invitait les fidèles à se tenir respectueusement au temple, à prier lentement avec ferveur, à ne pas montrer de zèle en criant très fort, à suivre le Hazan et non en se substituant à lui, à créer en un mot une atmosphère de profonde piété digne d'une maison de Dieu. Au Grand Temple il introduisit le chant synagogal ; les mélodies traditionnelles étaient chantées par un choeur d'enfants dont il encouragea énormément la formation. Joseph D. Farhi était très exigeant quant au maintien de l'ordre et de la discipline au Temple; parce qu'il considérait la synagogue comme un centre spirituel groupant les prières, les lectures et l'instruction religieuse, propre à élever et à transformer les âmes. S'adressant au public, il l'invitait à se réunir fréquemment au Temple non pas seulement aux heures de la prière, mais toutes les fois qu'il y avait des questions communes à discuter intéressant la vie juive. Voulant assurer au grand Temple une assistance de nombreux fidèles, il préconisa audacieusement la fermeture de tous les Oratoires de Beyrouth permettant ainsi aux fidèles de se rassembler tous au Grand Temple. Joseph D. Farhi a vécu une vie vraiment juive, ce qui n'est pas chose facile, dans les temps présents. Ce genre de vie exigea de sa part un grand nombre de renonciations et de sacrifices. S'il a pu les consentir c'est qu'il avait un caractère fort et qu'il tenait à demeurer un bon juif. Joseph D. Farhi fut un homme de bien dans le sens le plus large du mot. Selon sa conception, faire la charité comporte deux obligations, d'abord étudier minutieusement le cas, ensuite agir avec le maximum de rapidité. Il ne tolérait pas les retards, car la misère ne saurait attendre. Joseph D. Farhi se plaisait à répéter souvent que l'homme n'est pas le maître de ce qu'il possède, mais simplement le dépositaire. Cependant ce dépôt doit être utilisé conformément à la volonté de Dieu, pour venir en aide au prochain malheureux. Les principes de charité et de justice étant intimement liés, Joseph D. Farhi tenait compte de la réelle détresse des infortunés et leur prodiguait son aide. Joseph D. Farhi avait le don de la charité. Il donnait avec un désintéressement absolu, il se mettait au service d'autrui, sans la moindre intention de sa part qu'un jour ou l'autre il pourrait revendiquer la réciprocité. Il donnait avec joie, parce qu'il était agréable pour lui de remplir un devoir; il rappelait souvent que si le bon Dieu donne, c'est pour qu'à son propre tour on soit en mesure d'aider son prochain. Spontanément il offrait son aide au malheureux dans le besoin sans sollicitation aucune. La liste est longue de ces malheureux qui recevaient régulièrement des subsides importants sans la connaissance de personne. Le superflu, disait-il, il ne m'appartient pas, car respecter la misère d'autrui ne suffit pas, il faut l'aider matériellement et moralement. Joseph D. Farhi prélevait des sommes importantes de ses bénéfices qu'il destinait à la charité. Dans bon nombre de cas, ses donations révélaient le caractère de générosités exemplaires. Il est presque impossible de citer une oeuvre quelconque qui n'ait pas bénéficié de ses largesses. Joseph D. Farhi donnait, mais il savait à qui donner comment donner. Les misères les plus criantes étaient tout de suite soulagées et les oeuvres charitables qui poursuivaient un travail de longue haleine recevaient son attention spéciale et sa constante sollicitude matérielle et morale. Souvent il se livrait à des études personnelles sur la situation financière des différentes oeuvres et s'empressait de leur assurer une activité normale et régulière. Joseph D. Farhi agissait dans tous les cas avec discernement. Ses sentiments de justice l'empêchaient de faire une charité mal placée, il agissait avec délicatesse et bonté, ne cherchant jamais à humilier les bénéficiaires. De plus Joseph D. Farhi s'évertuait à agir avec modestie, n'aimant pas la publicité tapageuse. Il y a plus de bonheur à donner, disait-il, qu'à recevoir. Joseph D. Farhi ne se bornait pas uniquement à l'aide matérielle, car l'aide morale était pour lui aussi importante. Il ne refusait jamais son concours pour une démarche, il prodiguait des conseils sur les questions les plus variées, il réconfortait par de bonnes paroles, il encourageait par sa présence, et il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour soulager et consoler. Pour Joseph D. Farhi, faire le bien, aider les autres, chercher à se rendre utile, furent des principes qu'il adopta toujours. Joseph D. Farhi attachait au problème de l'éducation une importance considérable. Il voulait que chaque enfant, chez lui à la maison, soit entouré de soins intelligents et qu'il s'épanouisse dans une ambiance juive. Il tenait à ce que les parents maintiennent les plus pures traditions religieuses et qu'ils élèvent leurs enfants dans la religion, dans l'amour et dans la pratique de la Loi de nos pères. Il se souvenait de l'éducation qu'il avait lui-même reçue et des enseignements de l'Alliance, il cherchait par tous les moyens à faire en sorte que les enfants en grandissant soient utiles à eux-mêmes, à leurs familles, à leur Communauté, à leur pays et au Judaïsme. Évidemment, il y a plusieurs méthodes d'éduquer les enfants, mais Joseph D. Farhi avait une préférence spéciale pour celle qui cultive dans les coeurs la flamme juive. Il n'a pas hésité à proposer souvent une réforme radicale du système suivi par un grand nombre de pères de familles. Joseph D. Farhi voyait loin. L'avenir du Judaïsme est entre les mains des enfants d'aujourd'hui, il faut lutter avec ténacité contre la déjudaïsation pour préserver les valeurs culturelles et morales, qui font la gloire et la fierté du peuple juif. D'après lui l'enfant devait acquérir une solide éducation spirituelle, morale et sociale; parce que c'est d'elle que dépendra toute l'orientation de sa vie future. L'enseignement de la langue hébraïque moderne retenait particulièrement son attention. Il ne considérait pas l'hébreu comme une langue réservée simplement à l'enseignement de la Thora, mais comme une langue vivante englobant toutes les données de la culture juive, qui devait être développée, propagée et apprise à fond par tous les Juifs. Il ne pouvait concevoir l'éducation juive sans la connaissance approfondie de l'hébreu. Dans ce but il veilla sans relâche à son développement tant auprès des Écoles Communales qu'auprès des Écoles de l'Alliance. D'année en année les progrès réalisés se manifestaient avec éclat. A la méthode ancienne d'enseignement, il, fit substituer une méthode moderne enseignée par des professeurs et des pédagogues ayant reçu une formation appropriée. Sa joie était grande toutes les fois qu'il assistait à des réunions où l'on s'exprimait en hébreu, où l'on chantait les mélodies hébraïques dans le pur langage moderne. Périodiquement, il faisait venir à Beyrouth des inspecteurs afin d'enquêter sur le développement de l'enseignement de l'hébreu et de proposer toutes améliorations utiles. Il n'était jamais entièrement satisfait des résultats acquis, et croyait sincèrement qu'on pouvait obtenir encore mieux. C'est à lui qu'on doit l'introduction de l'enseignement de l'hébreu moderne dans les écoles juives de Beyrouth et l'institution des cours post scolaires destinés à la jeunesse avancée en âge. L'école étant une des sources régénératrices auxquelles le peuple juif a de tout temps puisé l'énergie et la vitalité, il était naturel que Joseph D. Farhi lui accordât une considération soutenue et sans relâche. Dès la fin de la première guerre mondiale, il conçut un projet magnifique : construire à Beyrouth une école populaire en mémoire de ses parents et qui s'appellerait « École Maghen David ». Dans une lettre adressée au Comité Central de l'Alliance à Paris, il s'exprimait comme suit : Monsieur le Président, J'ai l'honneur de vous informer que j'ai acheté il y a près d'un an, en rente française 4%, émission 1918, des titres d'une valeur nominale de 100.000 Francs que je désire consacrer à perpétuer la mémoire de feu mon père David Farhi et de feu ma mère Mazlatob Farhi. J'ai réfléchi longuement sur le genre de l'oeuvre qui rendrait le plus de service à la Communauté Israélite de Beyrouth et j'ai fini par opter pour la construction d'une École Populaire qui s'appellerait « École Maghen David ». Voici les considérations qui m'ont déterminé à arrêter ce choix : J'attribue le germe des meilleures qualités que j'ai pu acquérir à la faveur de l'instruction et de l'éducation que j'ai reçues à l'École de l'Alliance à Damas et à l'École Orientale à Paris. Je crois que le meilleur témoignage de reconnaissance que je puisse donner à l'Alliance c'est de suivre son exemple. Je m'inspire de son excellent principe qui consiste à relever les conditions matérielles et morales de nos coreligionnaires en cherchant à donner aux jeunes générations une instruction primaire suffisante et une éducation saine et éclairée qui en fassent des hommes capables de gagner honorablement leur vie et de soutenir leur famille sans oublier leurs coreligionnaires dans le besoin, qu'ils doivent aider comme ils l'ont été eux-mêmes par l'Alliance d'après son généreux motto: tous les Israélites sont solidaires. Pour ce qui est des Écoles de l'Alliance de Beyrouth, placées dans un centre où les établissements scolaires sont abondants et renommés, elles ont eu de tout temps à soutenir une rude concurrence. Mon idée est de les relever en en faisant des écoles primaires supérieures et ce, en les désencombrant autant que possible par la création d'une oeuvre scolaire annexe d'un caractère plus élémentaire. D'ailleurs actuellement les Écoles de l'Alliance ne suffisent pas à toute la population scolaire juive de Beyrouth, qui va croissant. D'autre part les élèves y apprennent trop de langues et trop de choses et l'enseignement, cherchant à satisfaire à tous les besoins, y est forcément superficiel. La difficulté qui se présente est d'ailleurs considérable. La voici: nul ne nie que l'hébreu, la langue religieuse et nationale, ne doit être la base d'une éducation juive telle qu'une école fondée spécialement pour des enfants israélites devrait se proposer de donner. L'arabe, la langue courante du pays doit être certainement enseignée avec le plus grand soin, vu son utilité pratique immense et immédiate. Il est indispensable, d'autre part, de connaître à fond au moins une langue européenne, le meilleur instrument de progrès intellectuel et matériel. Mais lorsqu'un petit Européen n'apprend jusqu'à douze ans que sa langue, qui généralement s'écrit comme elle se parle, nos enfants, de l'âge 4 à 5 ans, doivent apprendre 3 langues à la fois, toutes nouvelles pour eux, car même leur langue maternelle, l'arabe, est loin de s'écrire comme elle se parle. A l'école Maghen David dont je projette la construction et qui sera une école primaire élémentaire , les enfants consacreront la plus grande partie de leurs efforts à l'hébreu et à l'arabe enseignés d'après les méthodes modernes rapides et attrayantes. On enseignera aux enfants, dans ces langues, le calcul, les leçons de choses et autres notions élémentaires, bref, tout ce qu'un petit enfant qui s'applique à lire, à écrire et à parler deux langues, peut apprendre avec profit, sans se surcharger de notions que son jeune esprit ne peut digérer et qu'il oubliera forcément. Ceux qui ont les moyens ou qui se sentent des dispositions iront ensuite, de l'École Populaire, approfondir leurs études à l'École de l'Alliance une école israélite ayant une population scolaire choisie et répondant mieux aux exigences de la classe aisée, afin d'attirer les enfants de la bourgeoisie qui, autrement, iraient dans d'autres établissements scolaires où ces futurs dirigeants de la Communauté Israélite, s'éloigneraient de plus en plus du Judaïsme. En conséquence je viens de déposer à l'Anglo-Palestine Co. de Beyrouth les fonds destinés à la fondation de l'École Populaire Maghen David. Ces fonds sont mis à la disposition du Comité chargé de fonder et de diriger la nouvelle école et formé des Président de la Communauté, Président de la Loge Béné Berith, Directeur de l'École de l'Alliance, Directeur de l'Anglo-Palestine Co. Ltd. Je ferai, de droit, partie de ce Comité tant et toutes les fois que je résiderai à Beyrouth. En attendant que le Comité trouve l'occasion propice pour acheter ou construire un local avec la valeur des titres de rente, la rente annuelle de 4000 Francs servira à payer le loyer d'un local provisoire. Le local acheté ou construit plus tard devra être enregistré au cadastre au nom de la Communauté Israélite de Beyrouth. Je m'imagine bien qu'il ne suffira pas d'acheter le local ou de fournir le loyer pour assurer la marche de l'école Populaire. Mais c'est une première assise que je pose et je me promets et souhaite de pouvoir contribuer plus tard au développement de cette oeuvre. Je suis d'autre part persuadé que la Communauté de Beyrouth qui fournit aujourd'hui par sa subvention et son écolage une bonne partie des revenus des Écoles de l'Alliance, ne manquera pas non plus de soutenir la nouvelle oeuvre scolaire. En somme les deux oeuvres doivent aller de pair et vivre en harmonie sous la direction d'un même Comité Scolaire et je souhaite que la nouvelle oeuvre ait toutes les sympathies du Comité Central. Comme on le voit, cette offre généreuse contenait tous les éléments d'un programme pratique d'éducation juive qui encore aujourd'hui reste valable dans toutes les grandes lignes. Son rêve de voir une école populaire moderne devait se réaliser quelques années plus tard en 1926 lors de la construction de l'École Talmud Thora Sélim Tarrab. Au développement méthodique de cette école, Joseph D. Farhi s'adonna de tout son coeur et de tout son esprit. Il discutait avec des pédagogues éminents, mandés spécialement, les moindres détails du programme scolaire. Une partie importante de ce programme était consacrée à l'instruction religieuse proprement dite et à l'enseignement de la langue hébraïque, sans omettre toutefois l'enseignement des langues arabe et française. Ce n'est pas seulement l'éducation dispensée par l'école communale qui l'intéressait, mais aussi et au même titre il veillait à celle qui était prodiguée dans les écoles de l'Alliance. On lira, dans le chapitre consacré à son action personnelle au sein de la Communauté, les détails de l'intérêt qu'il portait à l'éducation juive scolaire. Je vais me borner à tracer les directives essentielles qu'il préconisa à la suite de la vaste enquête entreprise en vue du redressement spirituel et culturel de la Communauté. a) Instituer de véritables cours d'instruction religieuse au sein des écoles pendant la durée des classes pour les élèves, garçons et filles. (a suivre)
Extrait de "Les Juifs Du Liban" de Jacques Stambouli ( à paraitre), publié avec la permission d'Elliott Stambouli. |